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Evgeny Morozov: La Silicon Valley comme projet politique

morozov_cyberjustice_lEvgeny Morozov était de passage au Laboratoire de Cyberjustice de l’Université de Montréal, jeudi soir.

Morozov, 31 ans, chercheur d’origine biélorusse établi aux États-Unis, est devenu en quelques années un des penseurs les plus critiques du numérique, un «hérétique digital»!

Il s’attaque à l’utopie technologique qu’il voit comme une extension du discours néolibéral.

Disons-le tout de suite, Morozov navigue à contre-courant.

Son exposé jeudi reprenait les grandes lignes de son livre «Pour tout résoudre, cliquez ici» sans toutefois dépasser ce qui a déjà été très bien résumé ailleurs, il y a déjà quelque temps (voir liste plus bas). Mais lui donner une tribune supplémentaire ici ne fait pas de tort pour s’éviter de penser en rond.

Le programme caché

Pour Morozov, la Silicon Valley s’est placée en moins de 20 ans comme fournisseur mondial de solutions en tout genre: ce qu’il appelle le «solutionnisme technologique»: et il s’en inquiète!

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(source photo: 10 Fitness Apps: Which Is Best for Your Personality?)

Il donne l’exemple des objets connectés.

Tout le monde trouve séduisants les gadgets connectés de «quantification de soi» (le self tracking) qui nous permettent de prendre notre santé en main.

Pour lui c’est l’exemple typique du «solutionnisme technologique»: «Pour tout problème, vous avez une application, un capteur ou un outil numérique pour le résoudre».

Or, les technologies ne sont jamais des intermédiaires neutres. Il fait bien de nous le rappeler:

—> Un programme information, ce n’est rien d’autre que la réduction d’un problème très complexe en une longue série de petites étapes simples à comprendre par l’ordinateur.

—> Pour régler un problème, le programmeur fait des choix quant à la définition du problème: il ne peut programmer que ce qu’il est capable de mesurer.

C’est dans le découpage du programme que Morozov voit un biais: les solutions proposées par la Silicon Valley ne prennent jamais en compte ce qu’ils ne peuvent pas mesurer!!

Où se trouve le problème?

Pour Morozov, la Silicon Valley impose par la bande une vision unilatérale!

Il donne un exemple frappant: le problème de l’obésité.

Les solutions des startups de la Silicon Valley tiennent pour acquis le fait que l’obésité est uniquement issue des mauvaises habitudes de la part de l’individu.

mObesity_Cover_260Les solutions numériques proposées vont analyser les signes vitaux de l’individu, ou ce qu’il mange, ou ce qu’il fait, bref tout ce que la technologie est capable de mesurer d’un individu.

Ce sont des capteurs corporels qui vont analyser et informer l’individu de ses performances, de ses progrès pour qu’il s’occupe lui-même de sa santé.

Pour Morozov, cette solution cache une idéologie qui fait porter tout le poids du succès sur l’individu. Or l’obésité n’existe pas seulement parce que les gens s’alimentent mal, mais aussi parce que:

  • La société ne régule pas assez les publicités de malbouffe.
  • Les gouvernements laissent construire des infrastructures qui ne sont pas conçues pour favoriser la marche à pied.
  • Et les entreprises agroalimentaires ont trop de pouvoir

Justement, notre ministre de l’Agriculture a dit cette semaine que «Monsanto et les autres sont plus puissants que le gouvernement ». Comment un individu, empêtré sous ses capteurs, trouvera-t-il le temps de se battre, lui, contre ces géants qui mettent à genoux des états?

La solution du programmeur ne prend jamais ça en compte!

L’idéologie qui ne se présente pas comme telle

Voilà où Morozov trouve qu’il y a un problème: les solutions proposées par la Silicon Valley sont toujours des solutions qui ont déjà fait un choix: c’est toujours à l’individu de faire l’effort!

Wolf-of-Wall-Street

Selon Morozov, en décidant que le problème et la solution reposent sur l’individu, et non sur la société, Silicon Valley est en fait un programme politique. C’est un programme qui favorise l’extension du marché dans le domaine politique, social et jusque dans nos corps.

De plus, avec la Silicon Valley, toutes les clés seront gardées par les entreprises technologiques qui possèdent les données, les algorithmes et la technologie!

Morozov dit qu’il faut se méfier de la Silicon Valley comme on se méfie de Wall Street, car il y a un discours idéologique caché. C’est celui du néolibéralisme , la suite en fait de ce qui avait été amorcé dans ls années 1980.

Mais la force des acteurs de la Silicon Valley, c’est qu’ils sont perçus comme des « sauveurs» qui apportent des solutions. Et, selon Morozov, tout le monde, gouvernements compris (voir les «villes intelligentes») se laisse charmer par les solutions proposées sans se rendre compte qu’elles viennent avec un apriori politique non discuté.

C’est le «Silicon Valley Welfare State» [expression de Evgeny Morozov] qui remplace l’État-providence. Les individus sont appelés à quitter le filet social pour le filet corporatif, sans discussion préalable.

Morozov se demande où est la place pour une gouvernance démocratique dans la prise de décision des problèmes collectifs?

Est-ce que Morozov propose des solutions?

germinal

Morozov semblait assez déprimé jeudi soir.

Il n’a trouvé aucune résistance de la part des gouvernements dans le monde et personne qui prépare une alternative aux solutions technologique de la Silicon Valley.

À part peut-être la Russie et la Chine. Mais ce ne sont pas de bons exemples!

Et pourtant sa question reste pertinente:

Est-ce en plaçant la solution à tous les problèmes sur les individus qu’on va les résoudre?

Les outils numériques donnent l’illusion aux l’individu qu’ils ont du contrôle alors qu’une partie du problème est d’ordre social.

Il est temps de discuter ouvertement de ces aspects cachés au coeur de nos outils numériques.

À lire et relire pour éviter de penser en rond

Comme expliqué plus haut, son exposé reprend les lignes de son livre et ses propose ont été très bien résumé ailleurs:

PS: le lendemain de la conférence de Morozov, j’apprenais que le Québec allait produire un « plan numérique » pour l’économie. Mais, comme Mario Asselin le dit si bien: «le gouvernement veut « prendre son temps » treize mois après qu’il ait promis un virage numérique, je comprends qu’il ne sait pas quoi faire et qu’il cherche comment procéder exactement. Ça donne ce que ça donne : des gestes isolés et des annonces à la pièce.»  Si Morozov savait ça, il serait encore plus déprimé.

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

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