Education

MOOC: lignes de fracture et bulle universitaire

Massive Online Open Course. Quatre mots, un acronyme à ne pas oublier. MOOC. Le New York Times a convenu il y a 9 mois que son année était venue. L’enjeu véritable? Mettre toutes les universités de la planète en concurrence entre elles. Mais d’autres joueurs veillent dans l’ombre.

L’arrivée d’Internet a fait naître un espoir de révolution dans l’enseignement universitaire. Les MOOCs ne sont que le dernier avatar du fantasme de la télé-université. Cette fois-ci, les ingrédients semblent être en place pour un changement d’échelle.

Bruits de bottes

Il n’y a que les luddites pour ne s’attarder que sur la paille dans l’oeil pédagogique du Massive Online Open Course et éviter de voir la poutre dans l’oeil de la rupture de la culture didactique.

Des limites au MOOC? Il y en a, assurément! Surtout si on persiste à voir les MOOC comme un «cours « 2.0 »».

Il est risible de simplement réduire le phénomène à ses défauts. Des défauts, ça se corrige. Ne l’oublions pas.

Non, il faut voir le réel enjeu qui se trame derrière ce phénomène. Toute université traditionnelle doit être sensible quant au potentiel disruptif des MOOCs pour son avenir.

Ce qui n’empêche nullement de rester critique. Et de ce côté, lisez Hubert Guillaud, L’innovation éducative : une question économique ?, qui offre un bon point de départ ou ce lien référé par JM Salaün, Coursera Jumps the Shark.

Mais cherchons aujourd’hui à comprendre la logique afin de permettre à nos universités, surtout au Québec, à l’heure où leur volonté de représentation commune s’effrite, de ne pas rester seules face à un enjeu qui les dépasse toutes individuellement.

J’ai à quelques reprises bloguer la raison pourquoi les universités devaient considérer d’embarquer dans ce mouvement (La course au MOOC) et surtout pourquoi la francophonie devrait prendre les MOOC très au sérieux (À quand des MOOC en français?) –en particulier pour tout ce qui touche la formation continue, une voie qui me semble cruciale pour l’avenir de l’éducation (« apprendre toute sa vie »).

Si j’ai pu écrire qu’un bouleversement de l’université était en vue (Le MOOC, désir de révolution), c’est parce que je souhaitais que les universités francophones ne restent pas les bras croisés.

Dans mon cas, le tocsin s’est mis à retentir quand, Mario Asselin, toujours au faît des avancées du numérique dans le monde académique, a rapporté sur son blogue cette provocation du professeur Langer de l’Université de Columbia:

« Ne bougez pas, mes amis francophones, nous les anglos sommes prêts à accueillir tous les étudiants qui cherchent à s’instruire sur nos plateformes riches en contenus et propices aux apprentissages. »

Réveil brutal.

Savoir à l’ère de tous les savoirs

La synthèse la plus claire (et la plus érudite) du sens de la rupture qu’apportent les MOOCs m’a été donné dans un billet de JM Salaün, professeur et auteur d’un livre sur le « néodocument » (lisez un compte rendu que j’ai fait de son livre ,Vu Lu Su).Voici ce qu’il dit en introduction:

«Après bien des tâtonnements numériques dans l’université, les MOOCs ont ouvert une brèche dans le système, sans doute au profit de pure players du web en déplaçant le marché de l’attention. Il n’est plus, en effet, direct, mais multiface et utilise le calcul et l’algorithmie. Sur ces deux points, les acteurs traditionnels sont faibles et incompétents.» (source)

Ils sont «faibles et incompétents», rappelle JM Salaün, parce que le système universitaire est basé sur une approche qui n’est «plus adapté[e] à l’évolution des sociétés et au partage du savoir qui caractérise le 21è siècle».

Cette approche traditionnelle, qui ne serait pas adaptée à la nouvelle rupture, est basée sur deux points, le document et l’éditeur:

  • Le document fondateur dans l’université est le cours présenté en classe, construit sur une économie directe de l’attention.
  • L’éditeur a cristallisé et externalisé ce document académique premier dans le manuel.

Ce qu’il dit, c’est que le cours, ce « document », fonctionne bien tant et aussi longtemps qu’on peut capturer toute l’attention des apprenants: la pédagogie traditionnelle fonctionne si on peut capturer 100% de l’attention autour du professeur.

Dans le désert médiatique et intellectuel des siècles précédents, on pouvait compter sur une attention directe et à peu près indivisée. L’Université était une oasis de connaissance dans un monde sans distraction.Assoiffé de connaissance, prenant chaque goutte d’eau que lui offrait l’oasis universitaire, l’étudiant traversait le désert intellectuel de sa vie en se concentrant sur les seules sources qu’il avait. Le prof, le cours et le manuel.

Ce n’est plus une fenêtre sur le monde, c’est une passoire!

Je ne sais pas pour vous, mais ça me rappelle l’image que j’ai d’un village champêtre. La classe ou les champs. Apprendre ou rien. Aujourd’hui, cet assoiffé de savoirs baigne dans un orgie de connaissance, où à chaque recoin de son univers explosent des sources inédites d’apprentissage sur le monde.

Le cours magistral, exemple canonique de la pédagogie, reprend toutes les caractéristiques du livre, suggère JM Salaün.L’attention devait être réservée entièrement au manuel, au livre, pour qu’il puisse délivrer ses secrets.  En classe, l’enseignement traditionnelle était dispensé en prenant pour acquis que toute l’attention était captée. D’où le choc quand on fréquente une classe en 2013.

La rupture avec les MOOCs

JM Salaün la place dans le déplacement de l’attention, qui n’est plus direct, franc, uniforme. Elle est fragmentée, multifacettes, dispersée.

Le prof n’est plus qu’un des nombreux points de contact avec la réalité intelligible du monde.Cette rupture dans la méthode traditionnelle de l’enseignement, et dans tout accès au monde et à la connaissance, survient aujourd’hui dans un monde où des adjuvants technologiques d’une puissance inconcevable il y a à peine 10 ou 20 ans (lire mon billet La technologie de Curiosity sur Triplex) viennent décupler nos capacités d’accès, d’acquisition, de traitement et de contribution à la connaissance.

Que veut dire «savoir où se trouve l’Afghanistan» quand Google Map ou Wikipédia offre la réponse au bout des doigts? Quelle valeur culturelle attribuera-t-on à la connaissance de culture générale (du type auquel on fait référence dans le jeu de Trivial Pursuit) quand demain Watson sera dans nos poches (lire mes billets IBM et les « ordinateurs cognitifs » et Intelligence augmentée)?

Face à ces mutations, nos adaptions pédagogiques ont l’air risible.

Des professeurs, comme François Guité, ne se gênent même plus pour dire que « les programmes scolaires, dans leur normalisation et dans l’uniformisation des connaissances, sont des laminoirs ». (source)

4 lignes de fracture

MJ Salaün entrevoit au moins 4 lignes de fracture provoquées par les MOOCs. Voici comment je les comprends et résume la différence qu’apportent les plateformes de MOOCs versus l’institution universitaire traditionnelle:

1- Disjonction du lien professeur / apprenant 

Le côté « massif et ouvert » distend le lien direct dans le binôme prof-élève. Le côté « cours en ligne » relativise la place du linaire dans la formation. Cassé aussi est le lien formel de la communauté universitaire : l’inscription est remplacée par un abonnement, l’économie repose sur l’offre à la carte, l’appartenance laisse sa place au clientélisme.

2- Fin du temps long pédagogique

Les cours à la carte, contenant eux aussi des modules à la carte, rend formellement granulaire l’approche pédagogique et réduit le corpus du programme complet à une playlist parmi d’autres. De la même manière que les albums de musique ont perdu de leur attrait quand on pu acheter à la pièce les chansons, on finit par voir les cours du Bac comme une gammick commerciale de bundling excessif qui force l’achat de produits connexes pour accéder à celui que l’on veut.

3- L’autorité éditoriale est challengée par le filtrage social

La valorisation du choix des pairs, augmenté par le côté réellement « massif » de la classe, offre des avantages inédits qui ne retrouvent pas même dans une classe de 400 élèves: accès à une « intelligence collective » et une entraide décentralisée et asynchrone d’où la figure du prof se fait rabattre, dans le pire des cas, comme un G.O. dans ce Club Med académique (figure essentielle, mais échangeable).

4- Personnalisation à l’extrème

L’attention redevient concentrée dès que l’usager suit son propre chemin. Finies les distractions. Sinon, impossible de finir le cours. Le rapport prof-élève semble accessoire: l’étudiant se profile par lui-même, se motive et s’organise pour se concentrer sur ce qu’il a à l’écran. Et s’il veut aller sur Facebook en même temps, c’est son affaire. Le MOOC réussit là où les classes peinent garder l’intérêt des étudiants…

La « bulle universitaire »

Wallace E. Boston, président & Chief Executive Officer de l’American Public University System, dans un billet publié hier, résume le rapport “The Other Higher-Ed Bubble (The Bubble We Aren’t Talking About).”

Voici les points qui ont accroché mon attention:

1– La demande n’est pas si élastique:  «Gone are the days when higher education was an inelastic commodity.  No longer can schools expect to increase tuitions every year and continue to enroll increasingly larger classes.» Les coûts énormes des universités américaines appellent une réflexion sur le « retour sur l’investissement » (ROI).

2- La différenciation est importante: «[…] most colleges want to be like the most elite but only 5% have any chance of reaching that goal. […] it’s important for any individual school to differentiate from the others».

3- La valeur des diplômes postsecondaires n’est pas acquise: «Many are beginning to question the value of the academic credential in general.  […] perhaps higher education does not carry the same value it once did […]»

Google, Apple, Amazon semblent en savoir plus sur mes goûts et mes intérêts que le prof en avant. La technologie, d’une manière ou d’une autre, doit changer la façon que l’Université fonctionne.

Les MOOCs permettent une analyse fine de la clientèle et assurément le feedback permet de s’améliorer. Combien d’années à ce rythme faut-il pour s’améliorer au-delà du point de non-retour? Et devinez qui sont les meilleurs à ce jeu? Les pures play Internet!

Les MOOCs ont tellement frappé l’imagination que c’est à se demander si les universités ne « dormaient pas au gaz » dans les derniers vingt ans. Certains cours de MOOC sont maintenant crédités. Et ici on ne parle même pas encore d’une révolution pédagogique en tant que telle! Imaginez demain!

Si ce n’est pas perçu comme un défi par les universités, je ne sais pas ce qu’il leurs faut…

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

One thought on “MOOC: lignes de fracture et bulle universitaire

  1. Ça me semble essentiel de considérer cette mutation pédagogique dans la grande question « quel rôle joue l’université aujourd’hui ». Je me demande quel impact pourrait avoir une logique de personnalisation comme celle qu’induirait un cursus par MOOC uniquement pour la cohésion sociale.

    Dans un autre ordre d’idée, la question des universités francophones par rapport à la mondialisation du marché du savoir (que l’on soit pour ou contre, le fait est que les universités se compétitionnent de plus en plus entre elles à l’échelle du globe, surtout au niveau des études supérieures), je suis inquiète quand je vois que des institutions phares comme Sciences Po à Paris prennent de plus en plus le pari de tout faire en anglais : les cours, les projets de recherche, les publications. Les MOOCs viennent ajouter une couche de plus à cette compétition et à la pression de tendre vers l’anglais, la langue des affaires… et aussi la langue de la plupart des plus reconnus parmi les journaux scientifiques.

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