Bibliotheque

Le bibliothécaire comme DJ

Ça fait un petit bout de temps que je n’ai pas parlé des bibliothèques et du web. Tiens pourquoi pas aujourd’hui.

Oh, ce n’était pas par manque d’intérêt — j’écris sur le sujet depuis le milieu des années 2000 et j’ai animé des colloques sur la «Bibliothèque 2.0» en 2009 à Montréal — mais c’est que les gens de ce domaine ont rapidement pris la balle au bond et ont commencé très tôt à se réinventer avant la déferlante des médias sociaux.

De ce côté, il y a longtemps que j’ai passé la main à des spécialistes qui réfléchissent intelligemment sur la question, comme Marie D. Martel (Bibliomancienne), Olivier Ertzscheid (Affordance), Sylvère Mercier (Bibliobsession), Jean-Michel Salaün (Bloc-Note), Hubert Guillaud (La feuille) ou Étienne Cavalié (Bibliothèques [reloaded])… (sans oublier le « Veilleur de Lisbonne »: Jose Afonso Furtado sur Twitter)

Comme j’ai croisé Daniel J. Caron (Bibliothécaire et archiviste en chef du Canada), récemment à La Sphère, où il est venu parler des politiques d’archivages à l’ère numérique, ça m’a donné le goût d’en reparler et de vous partager deux idées que j’avais en tête sur le sujet…

La bibliothèque est avant tout un lieu

Tenez pour vous le prouver, juste ce mois-ci, les bibliothèques de Montréal vont s’ouvrir aux jeux –vidéo et plateau. Du 23 février au 10 mars, les Montréalais sont invités à venir dans les bibliothèques publiques de Montréal  pour y jouer. (Plus d’info ici)

La bibliothèque est un lieu, donc. Un lieu où se retrouvent des produits culturels comme le livre, mais aussi la bande dessinée, la musique, les films et maintenant les jeux. Et dans une certaine mesure, le web.

Car pour l’instant le web ne fait pas réellement partie de la bibliothèque: elle lui donne certes l’accès, mais le web ne fait pas toujours partie de la « collection », comme avec les autres produits culturels qui sont passés, eux, à travers un tri « éclairé ».

Des tentatives existent et on devrait éventuellement voir une meilleure intégration entre les deux « bibliothèques »: celle de votre quartier et celle de la toile.

J’aimerais proposer deux idées:

1- Les bibliothèques comme moine-copistes

J’avais déjà suggéré à un moment donné que les bibliothèques devraient devenir comme des moines copistes pour sauver une partie du web et de la blogosphère en agrégeant (en archivant) des contenus disponibles en ligne –qui risquent un jour de disparaître. La pérennité des contenus en ligne n’est vraie que pour les poches profondes.

Chaque bibliothèque, selon ses compétences, pourrait sauvegarder et valoriser une partie de la connaissance libre, hors du commerce de l’édition, en devant une autorité d’un savoir — régional, local, thématique, etc. Au lieu de tout vouloir conserver dans tous les domaines, elles se concentreraient sur quelques aspects du savoir, afin d’être le plus exhaustives dans un domaine précis.

Le réseau des bibliothèques, globalement, pourrait ainsi se répartir la charge de sauver le maximum de contenu spontané (dans la blogosphère notamment) selon des compétences locales.

Au fond, on parle ici de la bibliothèque comme gardienne de la longue traîne. Cette idée fera peut-être son chemin.

2- Le bibliothécaire comme Flux Jockey

cc James at Uni

Mais il me semble qu’une autre idée fertile serait de faire jouer le rôle de DJ aux bibliothécaires.

Comme dans les raves, le DJ est la vedette de l’heure qui sait faire groover la salle. Ils se succèdent sur scène et certaines deviennent des vedettes.

À l’heure des flux de contenu en ligne, voir mon précédent billet (On n’ira plus sur le web), il ne faut pas seulement s’attaquer à la queue de la longue traîne (qu’on pourrait associer à la mission de mémoire pour les bibliothèques) mais aussi au foisonnement du temps réel.

Un bibliothécaire, oubliant un peu son devoir de réserve ou son humilité, serait mis au-devant de la scène –et donc en concurrence avec ses pairs d’une certaine manière, mais par émulation– pour faire sens des flux entrants.

On irait à la bibliothèque à cette heure-là, ce jour-là, cette semaine-là ou ce mois-là, parce que tel ou tel bibliothécaire DJ serait là.

Son rôle: faire de la « curation » en temps quasiment réel des flux entrants de sa localité, de sa région ou mondialement pour repointer vers des ressources dans la bibliothèque ou ailleurs sur le web. (Le terme curation peut être remplacé par médiation si on le souhaite, même si le sens ne recoupe pas tout à fait la pratique auquel le terme anglais fait référence)

Je vois le bibliothécaire dans un monde numérique comme en fait comme un Flux Jockey, un DJ occupé à faire sens de ce qui émerge des médias sociaux et de l’actualité.

Au niveau des modalité, ça pourrait prendre la forme de vidéos-bulles, de conférences, de consultation, d’un blogue, d’une timeline, de podcast, de radio-web, d’activités pédagogiques sur place ou en tournée (écoles, centre pour personnes âgées, place publique, etc.)…

Je laisse soin aux gens concerner de jongler avec cette piste et me laisser un commentaire ci-dessous.

Évidemment, les bibliothécaires ne seraient plus interchangeables

cc Neo Alchemy

Ce qui distinguerait ce bibliothécaire des journalistes ou des chroniqueurs, c’est sa connaissance profonde de ses collections, livres ou blogues (voir point précédent). Mais aussi, il ne serait pas systématiquement en mode push mais pull, où il devra être à l’unisson avec les demandes de son quartier ou de son public. De sa communauté, quoi. Être animateur médiatique, charismatique, populaire. Oh! des mots trop forts?

Culturellement, ça crée un précédent, car il y aurait une forme de vedettariat qui émergerait de ce projet. Mais peut-être est-ce justement une voie qui amènerait les jeunes à voir différemment ce métier.

La bibliothèque de lieu deviendrait une scène.

Que pensez-vous de ces pistes?

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

2 thoughts on “Le bibliothécaire comme DJ

  1. Dans les débats autour du livre numérique, sa réflexion a le premier avantage de nous faire regarder un peu plus haut et plus loin que la question des formats, des modèles d’affaires, des plate-formes de diffusion et des droits d’auteur. Les bibliothèques sont d’abord un lieu culturel avec une vie plus longue que les informations en real time, ça tout le monde le sait, mais c’est bon qu’on se le faire rapeller de temps en temps.

    Comme il le dit, son texte veut ouvrir des pistes de réflexion. C’est réussi. Un bonne piste, c’est fait pour aller ailleurs, ça fait réfléchir et fonctionner leurs neurones. J’en prendrai une que je considère essentielle dans les réflexions sur l’évolution des bibliothèques et du rôle des bibliothécaires: la neutralité. Un de leur fondement, de leur principe historique – sans lequel le bibliothèques ne peuvent remplir adéquatement leur mission sociale et politique-, c’est leur neutralité idéologique. Acquise après de longues luttes parfois, cette neutralité exigent des bibliothèques qu’elles conservent les documents produits par une société et les rendent accessibles à la consultation: sans censure ni Enfer pour les obscénités, sans filtre contre le mauvais goût ni les bêtises, et même sans exclusion de la littérature haineuse, les discours extrêmes, réactionnaires, anti-scientifiques. Dans une bonne bibliothèque, on devrait trouver la bonne musique autant que la musique platte. Mais qu’est-ce que la bonne, la mauvaise? Les bibliothécaires laissent les auditeurs en décider. Leur action démocratique dans la diffusion de la connaissance est là: constituer des collections représentatives de la vie sociale, artistique, intellectuelle, avec ces chef-d’oeuvres et ces niaiseries, ces beautés et ces quétaineries, ces vérités, ces faussetés et ces mensonges. Ç’a été un très long combat avant que les bibliothèques ne jugent pas le contenu de ce qu’elles conservaient. Cette « neutralité » me semble leur contribution démocratique la plus importante.
    (Ma « réponse était trop longue… À suivre sur mon blogue http://draft.blogger.com/blogger.g?blogID=6538553172627675472#allposts

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