« Grâce à la liberté des communications, des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées. »
Non, cet aphorisme n’est pas d’un commentateur éclairé de la scène actuelle du Proche-Orient, emportée par les éclats de foules et les feux de protestations contre les potentats corrompus qui les gouvernent.
La citation est bien de Nietzsche (Fragments posthumes XIII-883 – VP°IV,76), reprise par Enthoven en 2009 (L’Express), qui l’a citée de nouveau il y a deux semaines à son «podcast hertzien» Les Nouveaux Chemins dans le cadre d’une semaine sur le philosophe allemand.
Tunisie, Égypte, Algérie, Yémen, Jordanie, tout s’embrase, via les technologies de l’information. Télé, radio, internet.
Les régimes cherchent tous à empêcher que l’on sache qu’une révolution est en cours. Et voilà que l’Égypte vient de couper internet. On empêche (illusoirement) par tous les moyens les gens de se regrouper virtuellement avant qu’il ne le fasse dans la rue. Internet est coupé? Déjà on voit ressortir les vieux modems pour le recréer, cet internet, et la fondation de communauté continue.«Grâce à la liberté des communications, des groupes d’hommes de même nature pourront se réunir et fonder des communautés. Les nations seront dépassées ».
Bon, bien sûr, il faudra voir encore si la demande de «démocratie» des manifestants ne sera pas au final un cheval de Troie pour l’islamisme, cauchemars de l’Occident.
Mais l’apport de la «liberté des communications», toute relative qu’elle est, alimente la porosité des nations au profit de «sphères» (pour reprendre l’expression de Sloterdijk) où «[l]e lien d’analogie entre voisins […] ne naît ni par inspiration commune, ni par commerce linguistique, mais sur la base d’une contamination mimétique grâce à laquelle un modus vivendi […] se propage dans une population» [Sloterdijk, Sphères III: Écumes].
Comment accepter une condition locale quand «l’ailleurs» nous montre des voies alternatives pour «mieux vivre»? Les frontières n’apportent plus l’immunité souhaitée pour garder les cultures nationales isolées.
La télévision avait ouvert la voie. Sous la forme de fiction. Les séries télé, probablement plus que les journaux télévisés, avaient offert à des populations assoiffées de rêves des mondes idylliques. Les scénarios hollywoodiens comme succédanés de «l’ailleurs idéalisés». Mais nuls n’étaient si dupes pour prendre à la lettre ces images.
Alors l’échange par internet a pris le relais et a transmis des «vraies images», des «vrais messages» et des «vraies réalités». À côté, certains vivent à un clic d’un monde différent auquel on peut aspirer.
Ce qui était une pensée esseulée, isolée, trouve lentement sa communauté. «Je ne suis plus seul à penser cela». La conviction se renforce. Et quand on voit que sur la place publique, dans les cercles dirigeants, on étouffe cette vérité, on est convaincu que l’on peut sortir des nations fictives et que l’on ne sera plus seuls pour renverser l’histoire…
En complément:
À quoi ça sert de s’activer sur Internet ? Doctorow répond à Morozov sur le blogue de Framablog. Essentiel.
Le Printemps arabe. Un petit dossier du Devoir
Quand la technologie remplace la discussion… Sur InternetActu sur la question «du fait que notre attention se disperse et que, pour maintenir et améliorer l’attention que nous accordons à nos relations électroniques, nous recherchions celle que nous accordions à nos interlocuteurs physiques.»
A Declaration of the Independence of Cyberspace – John Perry Barlow
« Les nations seront dépassées » Elles le sont déjà, par le capital… Ironique comment le discours « communautique » est imprégné du même leitmotiv de droite : moins d’État (vieille forme 1.0…), au profit de la libre circulation (vieux crédo néolibéral). Le leurre du « renouveau social » (celui qui prétend repartir à zéro), c’est qu’il est naïvement devenu le porte-parole de la droite ; de la philosophie du laisser-faire ; celle des Harper, Bush et autres néo-conservateurs de ce monde ; celui des « laissons le marché s’autoréguler » ; celui qui a horreur de parler de pouvoir, afin de cacher ceux qui l’exercent en coulisses. Pas convaincu que « l’alternatif » soit si radical. La vraie radicalité c’est comment l’ordre économique dominant réussit à se dégager de l’idéologie pour devenir une pseudo-nature : « personal branding », des médias de masse qui font de la « conversation », établir des rapports d’amitié sur la base d’un service de profilage marketing, la publicité « naturelle » (virale), etc. Plus t’as d’amis sur Facebook, plus c’est payant pour eux. Soyons donc solidaires ! En fait, ces autres/ailleurs qui se soulèvent, c’est un peu contre nous, les décideurs mondiaux qui entretiennent les régimes totalitaires pour les mêmes raisons que Facebook et all, reconduire la dynamique mercantile.
André, je me demande si les nations ont été déjà libres du capital. Je prête peut-être flanc à titrant mon billet ainsi, mais le sens de son énoncé est loin d’être particulièrement mon premier souhait. J’y vois davantage un constat. Celui-ci serait peut-être teinté, donc, du credo honni. Mais, crois-moi, je ne nage pas dans ces eaux-là.
Ceci dit, mon texte est là, et cette interprétation ne m’a pas sauté aux yeux. Expliquons davantage, alors.
Je ne suis pas sûr que l’usage d’Internet au Proche-Orient entretient le même rapport «aveugle à l’idéologie» que dans les masses crédules des démocraties occidentales. Dans le cas qui concerne mon billet, l’Égypte ne se réveillera pas demain avec un «renouveau social» commandité par Facebook ou le «personal branding» des médias de masse.
J’ai peut-être trop lu Sloterdijk (ou mal lu, qui sait) mais il me semble que ce qui se délite dans nos sociétés (terme auquel il n’accorde pas de réalité si je ne me trompe) c’est cette mise en vibration des individus au son d’échos qui ne sont plus locaux, mais distants.
Pour être plus claire, la situation d’émigrant s’est relativement améliorée depuis qu’il amène sa bulle culturelle avec lui (via les outils télématiques). Et à l’inverse, c’est ma thèse ici, celui qui est sur place accède à des réalités lointaines non filtrées qui lui induisent des sentiments que d’autres façons de vivre sont possibles.
Soyons franc, Internet, s’il a joué un rôle (que j’estime mineur) dans ce qui se passe là-bas en ce moment, c’est d’avoir été un «back channel» pour transmettre des colères qui étaient déjà sur le terrain, entre pairs (en peer-to-peer?). Comme un simple outil de transmission. L’effet sur lequel j’insiste dans mon billet est que la mise en résonnance de plusieurs colères distantes induit une certitude qu’elle peut être légitime et revendiquée sur la place publique.
Là où je ne suis pas d’accord avec toi (et corrige-moi si je me trompe) c’est que cette «solidarité en peer to peer» ne joue pas le jeu des néo-libéraux: je sais que mon titre laisse entendre ça, mais comment appeler le fait que le gouvernement devient simple gestionnaire d’un espace géographique où ses habitants ont la «tête ailleurs»?
Je râle, je râle… Faut pas trop me lire (c’est mon cynisme du Dimanche soir). Effectivement, il faut que, du fin fond de nous, par-dessus, malgré et à cause du nous, puisse venir une solution ; sinon à quoi bon ? Je suis en accord avec toi : nous sommes en effet entre les mains de « simples gestionnaires » ; d’une volonté de tout ramener à la gestion des choses ; de tout transformer en logique productive. Oui, tu as bien raison, il faut avoir la « tête ailleurs ». Mais prenons garde aux trompe-œil.
Bonne nuit !
L’insomnie porte conseil! 😉