Nietzsche écrivit un jour: «Ce qui ne me tue pas me rend plus fort». Le grand philosophe a su plus que tout autre réfléchir sur le «dépassement de soi par soi» comme étant «l’essence même de la vie». Il a su développer le concept, souvent mal interprété, de «surhomme» (übermensch), cet après-homme, non pas au sens d’évolution biologique, mais comme d’un nouveau type d’homme qui devient ce qu’il doit être, par son propre vouloir.
Michelle Blanc ne peut être que plus forte après toutes les épreuves qu’elle a endurées, ayant choisi de «dépasser l’homme» qu’elle était pour devenir une femme. Son cheminement n’est pas le thème de son livre, mais lire ce livre c’est quand même explorer la psychologie intime de cette femme: elle y parle des réseaux sociaux autant qu’elle parle d’elle même. Produit autant qu’actrice des médias sociaux, Michelle Blanc se révèle moins par ce qu’elle affirme que par la manière de l’affirmer.
Michelle Blanc 101
Ce livre est en fait un récit. Celui de Michelle Blanc se créant une place au soleil et établissant son territoire. En toile de fond, les médias sociaux sont comme une rumeur montante qui est un prétexte à la chronique personnelle plutôt qu’à une explication méthodique du thème des réseaux sociaux.
La narratrice nous amène faire un tour dans les sentiers boisés des médias sociaux, avançant au gré des rencontres et des bifurcations qui balisent sa vie. Cette balade plaira à certains qui ont su garder le souvenir des voyages improvisés et ennuieront assurément les plus pressés habitués aux tours guidés de masse. Plusieurs seront jaloux du pouvoir qu’elle se donne pour nous faire découvrir ses sous-bois très fréquentés des réseaux sociaux.
La «volonté de puissance» (concept clé de Nietzsche) évoque pour moi Michelle Blanc, et la sortie de son livre «Les médias sociaux 101» (livre clé pour comprendre cette femme) fait davantage rayonner son autorité souveraine –Petrowsky l’a surnommé, avec une prémonition juste, mais fortuite, la «papesse du web»–, ce qui illustre bien qu’elle tire sa légitimité affirmative de sa seule force, et ce, sans demander l’autorisation de ses titres de noblesse à la toute dominante intelligentsia médiatique.
Elle est de la trempe de ces hommes qui ne doivent pas attendre les autres pour devenir ce qu’elle est: une femme justement. Par son propre vouloir. J’y vois une manifestation d’une lutte interne qui a organisé tout son être depuis qu’elle est née pour aboutir à qui elle est aujourd’hui.
Nietzsche employait l’expression la volonté de puissance («der Wille zur Macht» [voir mon commentaire pour une explication]) pour expliquer le mouvement fondamental de la vie, plus fort encore que la volonté de vivre et qui commence par le corps (autre concept clé de Nietzsche). On peut donc être surpris de voir que le premier livre de Michelle repose sur les réseaux sociaux et non sur sa transformation en femme.
Or, au contraire, c’est exactement cette histoire de réseaux sociaux qui l’a formé et qui donne toute la dimension à sa personnalité. Je ne crois pas que beaucoup de critiques du livre ont relevé cet aspect.
Du blogue au livre, du livre au blogue
Commencer une revue de ce livre en citant Nietzsche, probablement trop absorbant pour beaucoup de malheureuses victimes envoyées ici par Google, m’accorde le loisir de conserver le ton qui est celui de ce blogue, tout en abordant celui du livre de Michelle qui est d’un tout autre ordre. L’exigence est à ce prix.
C’est qu’il faut d’abord accepter le souffle et le rythme particulier du livre. Ce sont, en fait, ceux de l’écriture « bloguesque ». On peut en être étonné, un livre appelant un type particulier d’attention, que le genre n’ait pas été davantage remanié pour s’adapter au médium, malgré l’apport de Nadia Seraiocco en réécriture [voir mon commentaire pour plus de précisions]. Mais les auteurs, ni l’éditeur, ne s’en cachent et revendiquent d’ailleurs avec force la filiation avec le format d’origine.
Tout le contenu provient du blogue de Michelle où elle nous dévoile sa vision de l’impact des médias sociaux sur les domaines qu’elle aborde (journalisme, médias, marketing, politique et les rapports interpersonnels) d’une façon moins arbitraire et fugace qu’il n’y paraît, malgré le fait qu’on s’attendrait probablement à une démonstration plus substantielle dans le cadre d’un livre imprimé.
Sur les tablettes depuis 1 mois, ce livre cartonne au palmarès des ventes d’essais canadiens-français au Canada selon le palmarès Gaspard de la BTLF.
Quelques critiques sont déjà sorties dans la blogosphère (je doute de voir la presse y donner écho):
- Un franc désappointement causé par l’attente livresque d’un livre trop bloguesque (Josianne Massé de Branchez-vous)
- Un dithyrambique panégyrique d’un client aux premières loges (Yves Carignan de Dessins Drummond)
- Une chevaleresque défense d’un artiste placide protégeant l’auteur contre la première critique, plus haut, mais de façon lucide (Renart Léveillé)
- Un compte-rendu personnel et judicieusement sélectif des bons passages (Nicolas Roberge d’Ovologic)
- Une mise en garde franche doublée d’une invitation réaliste au lecteur idéal (Étienne Chabot)
- Un commentaire réservé, mais argumenté, pour alimenter la conversation (Luc Gendron sur Aryane)
- Une revue courtoise, mais non complaisante des forces du livre et de ses zones grises (Mario Asselin d’Opossum)
- Et une louange qui esquive les détails mais indique sa qualité : le livre est limpide et clair (Pierre Duhamel)
Critiques, toutes sensées, qui sont loin d’avoir épuisé ce que le livre a réellement à offrir.
Médias sociaux 101?
«L’expression « 101′ jumelée à un vocable laisse normalement entendre que le sujet sera développé sous forme de cours de base ou d’introduction » dit, tout de go, Mario Asselin. La table des matières, effectivement, se lit comme un syllabus d’un «cours sur les médias sociaux», surtout aux yeux de cet ancien directeur d’école (mais pas juste lui).
Même si la quatrième de couverture temporise les attentes en suggérant que le livre documente plus «les changements majeurs que le web apporte au quotidien» qu’elle documente une vision académique, l’expression 101 est tout de même très connotée «apprentissage».
Cette habile manoeuvre éditoriale de l’éditeur (comme quoi le SEO a son équivalent en édition) cache pourtant le sujet premier du livre. Si cours il y a, c’est plutôt pour apprendre à connaître Michelle Blanc. Les chapitres sont basés sur son blogue, notoirement autopromotionnel [« [J]e le répète, j’en fais ouvertement un organe d’auto-promotion» (p.105) (ce qui ne rime pas nécessairement avec le culte du moi) c’est donc de Michelle Blanc il est question dans ce livre avant toute chose.
Indubitablement, on y parle aussi de médias sociaux, et, pour qui prend la peine de lire, y trouvera les métaphores utiles pour saisir de quelles façons ils changent nos habitudes. Ne vous trompez pas, j’y ai pris des notes, comme toujours quand j’écoute Michelle. Dans mon cas moins sur le fond et plus sur la forme: son discours est parcouru par des images d’Épinal qui font percuter les Saint-Thomas du monde 1.0, et j’adore analyser la façon dont elle les bâtit.
Il faut donc comprendre que le titre met de l’avant une expression favorite de Michelle Blanc (les médias sociaux, c’est simple, c’est le «réseau mondial de beaux-frères»). Elle aurait pu titrer aussi « Youhouhou », son cri de joie sur les médias sociaux, pour nous indiquer à quel point ce livre est une invitation à découvrir de façon décontractée et amusante le phénomène.
Les beaux-frères
Pour ce qui est du contenu en tant que tel, le texte est explicitement tiré de son blogue et s’adresse à ceux qui veulent se faire extraire les meilleurs passages qu’elle a écrit durant ces récentes années. Elle a beau nous traiter de flemmards («vous êtes trop paresseux pour fouiller [vous-même sur mon blogue]» p.18), ce qui est probablement vrai pour certains, je crois au contraire que l’on voudrait acheter son livre pour les raisons tout à fait inverses de ce qu’elle prône. Expliquons ce paradoxe.
Pour trier quels billets de Michelle lire sur son site, on ne veut pas l’avis des «beaux-frères». Non. On veut au contraire un tri raisonné parmi ses «2000 billets» par des gens de l’édition (les gens de Librex et Nadia, la coauteure), recoupés de façon synthétique, afin de donner un sens qui ne se trouve pas nécessairement dans la linéarité et l’abondance de son blogue. Bref on veut une recommandation experte de ce qu’il y a à lire sur michelleblanc.com à propos de ce réseau mondial. Exactement le contraire de la sélection par un beau-frère.
Si beaux-frères et belles-soeurs il y a, c’est dans le ton général, très oral (dû à son origine «bloguesque») et des anecdotes périphériques tournées en exemples de cas d’espèce (c’est la recette de ce type de livre). Ça donne un ton léger qui ne se prend pas la tête, avec, parfois, comme dans les dîners avec les beaufs, des débordements avinés de fin de soirée (lire le passage, par exemple, sur les sulfureux échanges épistolaires par Twitter entre l’auteure et @Embruns employant certains mots tirés du vocabulaire du coït humain, ou, par exemple, la comparaison hilare d’internet comme du viagra pour entreprise).
La loi du talion
Pour en finir avec le malaise que peut générer le titre, question de l’évacuer et de se recentrer sur le vrai sujet, le titre, donc, est une boutade en forme clin d’oeil adressé aux médias, aux corporations, au marketeux et aux politiciens — et tout le livre en est l’exemple éclatant–: vous avez perdu le contrôle face à une foule que vous méprisiez et que vous devrez tôt ou tard être forcer d’écouter. Michelle Blanc se donne en exemple et montre de quelle façon le rapport de force peut s’inverser –ou du moins comment les forces peuvent enfin s’équilibrer.
Les beaufs comme maître du réseau est une image qui réveille la nuit les dirigeants d’entreprise. Et Michelle Blanc les incarne tous, provoquant respect et crainte à la fois.
Michelle Blanc ne tend jamais l’autre joue quand on la frappe et les exemples conservés dans le livre montrent bien que nous sommes plutôt du côté de la loi du Talion, oeil pour oeil, dent pour dent. Petits ou grands, effleurez sa joue, même par inadvertance, et vous vous s’exposer à un retour de droite immédiat. Les réseaux sociaux ont des dents, et Michelle est son pit-bull. Il n’y a que les vierges offensées pour être outrées: le milieu des affaires n’offre pas davantage de sensibleries.
Michelle démontre qu’elle peut mettre à ses genoux à peu près n’importe quelle compagnie québécoise par un simple titrage adéquat de ses billets. Si ce n’est pas l’illustration de la force des médias sociaux, je ne sais pas ce que c’est. Quant à savoir si on peut, tous, reproduire ça chez nous, c’est une autre histoire. Mais en gang, les beaux-frères peuvent réussir a obtenir ce qu’ils veulent, comme on a pu le constater récemment avec le cas du logo de Gap (la compagnie a totalement reculé dans sa volonté de changer son logo face à la pression déchaînée en ligne).
Mais, attention, Michelle y réussit, car elle a su, notons-le, partir à la conquête de ces nouveaux espaces au bon moment. Comme les magnats de l’Amérique que sont devenus ces aventuriers précoces à l’ère de la découverte du nouveau continent. Quand un territoire s’ouvre à l’exploration, les plus forts qui remportent la poche sont souvent les premiers à oser s’y aventurer. Le continent numérique ne fait pas exception. (Que les suivants doivent trimer plus dur pour y arriver est aussi une autre histoire).
Et la preuve: Michelle est là pour le dire, malgré tout ce qu’elle a traversé comme épreuves et critiques. Ça ne l’a pas tuée, au contraire, elle est plus forte.
Lancement livre «Les médias sociaux 101» (le «behind the scene»):
Les médias sociaux 101 (behind the scene)
Lien vers la vidéo sur DailyMotion
Bravo! C’est ce que j’Ai lu de mieux à date sur ce livre… 😉
Merci cher Martin pour cette critique. Merci de ne pas avoir fait « la critique du livre que j’aurais dû écrire » comme tant d’autres du milieu l’ont fait. Comme tu l’as si bien noté, les couvertures et le titre sont l’œuvre de l’éditeur. Si le livre s’était intitulé » essai sur l’impact des médias sociaux sur différentes sphères de la société québécoise » je ne crois pas qu’il aurait un si grand impact auprès du grand public, la cible commerciale de ce bouquin. Ta lecture « philosophique » de ce livre a le mérite de sortir des sentiers battus et me fait espérer qu’après mon trépas, ma succession puisse jouir de droits d’auteurs leur permettant de payer largement mon cercueil. Je peux enfin mourir en paix 🙂
Amen !
Pierre, merci!
Michelle, je t’avais promis une lecture philosophique, 😉
Laurent, ainsi soit-elle!
Intéressante analyse. Avec un si grand succès, je me demande comment cette réussite de Michelle Blanc pourrait non seulement assouvir un désir de puissance mais également aider ses nombreux lecteurs à trouver leur place au soleil ? Son livre et ses billets se veulent à la portée de tous. Suis-je trop idéaliste en imaginant que Michelle pourrait, de son piédestal, devenir une guide pour ceux et celles qui essaient de s’adapter à la modernité ? Difficile à dire ne connaissant pas sa motivation profonde. De plus, son touchant parcours de transsexuelle rend complexe la tâche de s’identifier à elle, de la prendre comme modèle. En tout cas, c’est une histoire captivante !
Notre-Dame-du-Web, qui êtes au Web2 et Saint-Cloud, patron des technos, priez pour notre salut numérique.
Blague à part, excellent travail Martin !
Dissocier le sujet de l’auteur, dans ce cas précis, est, en effet, réducteur. Cependant, ce livre étant le fruit d’une longue gestation dans la blogosphère, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour Nadia, la coauteure.
Lorsque la forme et le contenu sont si personnels et, surtout, la stature médiatique d’un auteur est si grande, ils exigent une certaine abnégation du coauteur. Je généralise, ici, parce que je crois que ce n’est pas un cas unique (des éditeurs pourront confirmer). Cette exigence serait d’autant plus cruelle pour un coauteur qui trace également son chemin sur le continent numérique.
Un livre facile à lire et à comprendre pour ceux et celles qui croient dans l’avenir d’une toute nouvelle façon de gérer et de voir les affaires…Un must, comme on dit.A+
Nietzsche et Michelle Blanc, je m’y retrouve et je comprend mieux et l’auteur et le livre et le pourquoi et du blogue et du livre. Cette critique ajoute une troisième dimension à un parcours, ou un discours, que plusieurs pourraient croire platement bidimensionnel.
Michèle Morgan, le «désir de puissance» (au sens nietzschéen) n’est pas un désir de pouvoir et je crois que Michelle a le coeur sur la main et qu’elle partage tout ce qu’elle a à partager pour aider les gens à mieux vivre leur vie.
Josée, Nadia a probablement fait un travail extraordinaire (il faut être blogueur pour savoir que coudre ensemble des billets pour en faire un livre est loin d’être évident) et effectivement ma critique ne touchait pas son apport, mais elle savait quel type de travail elle faisait et l’humilité que ça lui prenait.
dubemol, les artistes comme vous avez tout à gagner des réseaux sociaux, dont Michelle est le porte-étendard au Québec.
Richard Lapointe, le rapprochement entre Blanc et Nietzsche n’est pas évident au premier abord (et je ne prétends pas avoir raison) mais il y a une volonté en Michelle qui ne cesse de me faire penser aux écrits du philosophe. Nietzsche est ardu à lire et à comprendre – ce qui est le contraire de Michelle. Mais c’est commençant à lire le discours de Nietzsche sur le «Corps» que j’ai commencé à faire le rapprochement. Peut-être que des lecteurs ici, plus connaissants, peuvent aller plus loin?
J’ai acheté son livre sur les médias sociaux. Nous l’avons abordé brièvement lors de notre rencontre. Elle a su faire traduire le présent maintenant. L’entrevue portait sur les réseaux de rencontre en ligne. L’entrevue sera disponible en ligne jeudi. Il semble être un sujet non- traité dans son livre.
Pour Nadia, la co-auteure, ce que j’ai pris pour une absence, comme mon texte le laisse entendre, et, suite à une relecture — je crois que je dois me raviser–, est en fait toute sa présence. Cela m’a échappée précisément pcq elle a su justement être transparente. C’est en effet tout cet art de relier les perles éparses en un collier cohérent qui donne ce qui n’existait pas auparavant: le récit de et sur Michelle. La trace même du récit, en filgramme dans le blogue, a été probablement révélée par Nadia.
Je voudrais apporter une précision sur l’expression « la volonté de puissance » de Nietzsche qui pourrait être mal interprété pour ceux qui ne sont pas familier avec son oeuvre. Il n’y donne pas un sens de « volonté de dominer les autres ».
Il prônait un individu « fort » qui trace son propre chemin malgré les contraites morales et sociales des « faibles » (ceux qui ne savent pas se ternir selon leur propre principe).
Pour Nietzsche, la « volonté » est la résultante d’une tension intérieure d’où émane le pouvoir de « devenir ce que l’on est ».
Nous sommes tous animés d’une volonté de puissance, qu’il ne dissocie pas d’une volonté de vie. Sa philosophie demande que cette volonté soit un dépassement de soi.
«Rien ne coûte plus à l’homme que de suivre le chemin qui mène à lui-même.» Michelle, on dira ce que l’on voudra, est sur ce chemin. En tant qu’homme puis maintenant en tant que femme.
Les nietzschéens me le rapprocheront sûrement, mais j’assume le rapprochement que je fais avec ce que je connais de Michelle. D’ailleurs je trouve très étrange que ce grand philosophe ne soit pas davantage cité pour discuter du phénomène social du web 2.0. C’est à mon avis un manque…
Merci d’avoir aussi souligné l’excellent travail de Nadia.
Commentaire de Michèle Morgan (qui n’a pas réussi à l’ajouter sur ma plateforme):
«Martin, ce que vous m’écrivez confirme ce que mon intuition me suggérait. De tout temps, à mon avis, le «pouvoir» a été dévolu aux hommes alors que les femmes, par leur nature, détiennent la «puissance». Ce n’est pas une idée reçue des grands philosophes mais une constatation de mon propre vécu et d’une observation de l’histoire de l’humanité.»