Journalisme Reseaux_Sociaux

IVI: Interruption Volontaire d’Information

«Huis clos sur le net». Cinq journalistes s’isoleront cinq jours durant, coupés de tous médias traditionnels, avec pour seule mission de « resté informé » à travers « les réseaux sociaux » comme seules sources. Décryptage.

Ile déserte

Du 1er février au 5 février 2010, cinq journalistes des radios publiques francophones n’auront ni télévision, ni radio, ni presse écrite, ni dépêches d’agence, seulement l’information qui émerge de 2 réseaux sociaux, Facebook et Twitter.

Mais la réelle expérimentation de ce projet n’est pas là où on le pense…

Description du projet «Huis clos (sur le net)»
«L’idée, c’est de comprendre quelle représentation du monde on se fait à travers les réseaux sociaux, nous allons tenter de faire le tri entre les informations très vite relayées et la surabondance d’humeur» explique un des journalistes à Stéphane Baillargeon dans Le Devoir.

«Notre but est de démontrer qu’il y a différentes sources d’information et de voir la légitimité de chacune de ces sources », ajoute Hélène Jouan, directrice de la rédaction de France Inter dans la Dépêche.

On annonce que ce « jeu » consiste à simuler une consommation d’information strictement limitée au « tweet » et « status » de la communauté en ligne, avec la seule exception d’un suivi de lien (c.-à-d., dans un message Facebook ou Twitter, ils peuvent cliquer sur un lien qui mène à une page web, mais sans cliquer plus loin – le surf est interdit). «Comment être informé et informer à son tour, quand on est coupé des sources traditionnelles d’information ?»

Sur le site des Radios publiques de langue française, qui lance cette initiative « inédite », on dit vouloir mesurer la valeur des infos diffusées sur les réseaux sociaux en se posant ces questions:

  1. La lecture du monde, dans ces conditions, est-elle pertinente ?
  2. Est-on informé de la même manière qu’avec les médias classiques ?
  3. Comment se construit alors l’information ?

Philippe Chaffanjon, directeur à France Info ajoute : «Cette expérience ne cherche pas à démontrer que les médias traditionnels sont indispensables, au contraire. Ce que nous cherchons à faire est de savoir si on s’informe de la même façon à travers les réseaux sociaux qu’à travers les médias traditionnels» (source en anglais) (PressGazette, ouvert, citant Le Parisien, verrouillé)

Pour plus de détails sur le projet, ici: Huis clos sur le net sur France-Info.

Un projet peut en cacher un autre
Que ce projet s’appelle « huis clos » étonne beaucoup: être sur le net est exactement l’inverse d’un huis clos. Qui plus est, sur les réseaux sociaux! Alors comment expliquer qu’un journal titre « Journalistes coupés du monde » (La Dépêche et Le Républicain Lorrain) (l’emphase est de moi)

C’est que, contrairement à ce que le projet laisse entendre, l’isolation n’est pas là où on le pense: un « huis clos » pour ces journalistes, c’est s’isoler de leurs confrères, de leurs réseaux de sources fiables.

Ils ne vont pas seulement être « coupé des sources traditionnelles d’information », ils seront surtout coupés de leur réseau de contacts et de validation!

Dans ma tête, la vraie mission je préfère la résumer tout de suite ainsi:

  • Reformulons: Nos 5 journalistes pourront-ils faire leur boulot de journaliste seulement avec les 2 réseaux de contacts en ligne (et sans pouvoir valider par téléphone, ni par courriel, et surtout sans surfer sur le web pour trouver des répondants ou recouper les sources)?

L’enjeu ici en est une des autorités informationnelles en ligne: comment se crée une autorité cognitive sur Internet dans un monde de surabondance d’information où l’internaute doit développer de nouvelles stratégies pour trier et filtrer l’information. Espérons qu’ils vont partager leurs découvertes et non seulement de cocasses anecdotes.

La candeur des 3 questions citées plus haut peut faire sourire, mais essayons d’y répondre plus bas, question d’éviter que le débat entourant le projet s’enlise trop facilement dans un combat « bonne information » versus « mauvaise information » ou que l’on rejette du revers la main le projet en le pensant pipé d’avance (Numerama — qui aurait dû tourné 7 fois son clavier entre les mains avant de publier).

Mais il faut admettre qu’il est normal que certains puissent être dubitatifs devant le projet en apprenant les grandes lignes:

«Il y a une volonté de démontrer la supériorité des médias traditionnels pour s’informer. C’est comme si on se disait: « On va utiliser le téléphone, mais on n’aura pas accès au bottin ». Il faut poser un regard plus nuancé sur ces outils et l’usage qui en est fait.» ( Colette Brin, professeure agrégée du département d’information et de communication de l’Université Laval cité par Stéphane Baillargeon dans Le Devoir)

Frederic Montagnon, entrepreneur internet, ajoute sur son blogue «On serait mieux informé en habitant à côté de la maison de la radio à Paris que dans un gîte rural dans le Périgord? Sourire.» (source)

C’est vrai que la page web du projet Huis clos sur le net est plutôt laconique sur les raisons sous-jacentes et que les règles sont particulièrement ambitieuses.

Plusieurs journalistes nous ont longtemps habitués à une caricature du phénomène des réseaux sociaux. Alors, ne boudons pas notre plaisir quand on nous propose d’en isoler cinq d’entre eux pour qu’ils nous donnent leur point de vue à chaud… de l’intérieur. D’autant plus que dans la blogosphère, la question de qui informe qui a été évacuée il y a longtemps. On se demande vraiment ce que pourrait être «une lecture du monde SANS les médias traditionnels».

Tirons donc des hypothèses et tentons de comprendre ce qui va se passer la semaine prochaine.

1- «La lecture du monde, dans ces conditions, est-elle pertinente ?»

Ce n’est pas un reproche, mais pour ceux qui s’intéressent aux médias, on se demande si les contraintes qu’ils se sont données a priori (défense de surfer) ne biaisent pas le but de la recherche (y a-t-il une pertinence à lire le monde via les médias sociaux SANS surfer le web?). Mais si on est prêt à jouer le jeu, on doit relever trois mises en garde:

Premièrement, il faut comprendre tout de suite que d’objet d’étude pour ces journalistes, les réseaux sociaux vont plutôt devenir les observateurs d’une étude inversée où ce sont eux qui deviendront les cobayes et non l’inverse. Ou tout au moins, l’observateur et l’objet d’observation seront en forte interaction. Au pire, l’observateur devient l’observé.

Deuxièmement, tout en reconnaissant que le huis clos est impossible (le public est au contraire tenté de s’inviter), l’isolation relative n’est pas « inédite » : une bonne partie de l’intelligentsia de la webosphère, déjà férue d’interruption volontaire d’information traditionnelle, s’y adonne régulièrement. Ce qui est inédit, ce sont les règles plus strictes (usage limité à Facebook et Twitter) qui accentuent la dépendance aux filtres sociaux d’une façon artificielle.

Troisièmement, les conclusions à la question «La lecture du monde, dans ces conditions, est-elle pertinente ?» sont connues d’avance. Rémy Charest les résume en trois points:

1- Twitter et Facebook sont des illustrations parfaites de l’idée d’auberge espagnole: on y trouve bel et bien ce qu’on amène avec soi.

2- On n’y signale pas nécessairement les nouvelles les plus importantes (déjà reprises ailleurs) mais souvent celles méconnues.

3- À peu près tous les médias offrent des fils de diffusions sur les réseaux sociaux.

Si on tient compte du point 3, les journalistes devront purger leurs signets –ce qu’ils feront (source)– car effectivement on peut suivre tous les médias dans les réseaux sociaux sans jamais passer par un intermédiaire.

Mais voilà, en ne suivant uniquement que les fils médias, ce serait manquer ce qui fait la particularité des réseaux sociaux –conversation, percolation en direct de l’information, empêcheurs de penser en rond, etc.).

De plus, pour éviter de dénaturer leur projet, ils devraient aussi exclurent leurs « intermédiaires informationnels » fiables habituels (iront-ils jusqu’à les bloquer si leur réseau de confiance cherche à les recontacter?).

Les nouveaux « intermédiaires » devraient provenir d’un nouveau cercle (ce qui est plus passionnant comme défi) et ils devraient éviter de rebâtir leur cercle déjà existant (ce qui est la raison de l’absence de téléphone et de carnets d’adresses).

La vraie essence du projet consiste à faire passer ces journalistes sous respirateurs informationnelles durant tout leur séjour et les sevrer des canaux habituels en ne s’abreuvant qu’à ce qui sera poussé dans les réseaux vers eux pour enrichir leur veille.

On commence à voir, maintenant, que ce sera moins une étude sur les réseaux sociaux que sur les réseaux journalistiques: ils seront en mesure durant 5 jours de mesurer tout ce qui leur manque « hors ligne » pour bien filtrer ce que qui est en ligne…

2- «Est-on informé de la même manière qu’avec les médias classiques ?»

On peut prévoir tout de suite qu’une des trois possibilités d’interprétations suivantes émergera à la suite de l’expérience (dépendant des intérêts et compétences personnels des « Robinsons des communications »).

a. Les réseaux sociaux désinforment et ne sont pas pertinents (si on suit @oprah et @aplusk)
b. Les réseaux sociaux informent autant que les médias (si on suit @lemondefr et @nytimes)
c. Les réseaux sociaux complémentent bien les médias trad (si on suit @rue89 et @martinlessard) (joke 😉

La réponse serait entre b et c. Les réseaux sociaux, contrairement aux journaux, sont des coquilles vides dont la valeur dépend de ce qu’on y bâtit.

Nos journalistes dévoileront plutôt la compétence « transmettrice » du réseau qu’ils ont bâti (c’est donc leur propre « représentation du monde » qu’ils ont construit plutôt qu’un quelconque portrait « des réseaux sociaux » at large).

Ils dévoileront aussi leurs compétences techniques et stratégiques, car la consommation passive d’information ne fait toujours qu’un temps:

  • Quels mots-clés (hashtag) vont-ils suivre sur twitter?
  • Quel groupe vont-ils suivre sur Facebook?
  • Comme vont-ils interpréter les signaux fiables pour hiérarchiser l’information?
  • Et puis, de quelle hiérarchisation est-il vraiment question ici?

Les médias n’ont plus le monopole de « gérer les agendas »: les médias sociaux sont aussi un percolateur de « sujets d’actualité » (lire mon billet sur l’agenda-setting).

Alors, évidemment non, dirons-nous en guise de réponse, on n’est pas « informé de la même manière qu’avec les médias classiques ».

La question à se poser aurait dû être plutôt «Quels sont les codes de reconnaissance sur lequel le journaliste se reposera pour décréter une information pertinente?»

3- «Comment se construit alors l’information ?»

Se constituer un réseau social fiable pour relayer une information de qualité exige temps et compétence. Les journalistes démontreront sans aucun doute leur savoir pour décoder « l’information de l’humeur ». En se coupant de leurs pairs journalistes et en se fondant dans les réseaux sociaux, ils auront à rebâtir leur réseau de confiance.

Alors, pour répondre à la question, on doit se poser celle-ci : «Comment se forme les nouveaux réseaux de collaboration entre pairs reposant sur la confiance ?» Le court laps de temps (5 jours) pour rebâtir un réseau rend la tâche plus ardue, mais pas impossible (on verra pourquoi à la fin).

On aimerait bien connaître la façon qu’ils développeront pour discriminer les différents acteurs susceptibles d’entremettre des informations de qualité. Y aura-t-il une réelle collaboration dans le nouvel écosystème qui est maintenant en place entre des relais hors institutions et ceux qui les valident dans les médias classiques?

Il m’apparaît clair que l’usage de Facebook et de Twitter sera très différencié. Je pari sur la supériorité de Twitter pour piquer la curiosité (première ligne d’alerte) et sur Facebook pour donner un peu plus de contexte (Facebook en particulier pour le journaliste québécois qui a annoncé qu’il veut « tenter l’expérience sans sortir des deux sites » (Numérama)).

Au final, un Tweet avec un lien sera définitivement plus performant pour le but de l’expérience (s’informer), ne serait-ce que par son côté ouvert (une information relayée circule plus loin) et l’effet de chambre d’écho (on peut suivre un mot clé sans nécessairement être abonné à un fil).

L’Information se « coconstruit » en développant des affinités, des liens de confiance, basés sur les intérêts mutuels. On touche ici le thème l’identité numérique. Malheureusement, les règles imposées empêchent de valider en ligne, car il faut pour ça surfer.

On peut conclure

Ce sera plutôt «Huis Clos suivi de Les Mouches». Bon OK, le jeu de mots est ringard (Huis Clos de Sartre est souvent suivi par Les mouches dans les collections de poches), mais l’image est la bonne: ce huis clos numérique sera suivi par un essaim de lecteurs numériques.

Et ça, c’est l’ultime donnée non prévue dans ce projet: si la webosphère s’empare du phénomène, comme je l’ai signalé dans ma première mise en garde, il faudra composer avec un bombardement de messages de toute part. Mais seront-ils de l’intox ou de l’info?

Intox: on peut s’inquiéter (à tort) que de fausses informations leur sera transmises pour les tromper. Mais pour ça il faudrait que tout le monde se mette de connivence. Or j’ai déjà souligné dans un billet antérieur à quel point les réseaux sociaux induisent une imputabilité de l’émetteur: quand je transmets une fausse nouvelle, c’est à tout mon propre réseau que je le transmets et non à une seule personne!

info: je crois plutôt que le réseau abreuvera le réseau des 5 journalistes de plein de détails. Ils seront gavés d’info et n’auront que l’embarras du choix.

Si l’accès à l’information n’est plus un problème, alors la capacité de traitement de cette information sera le vrai défi: que leur restera-t-il à faire? « Ré-hiérarchiser » l’information! (lire Olivier Ertzscheid Twitter : le hiératique contre le hiérarchique). Dure tâche quand on est « coupé du monde » (des journalistes).

Mais quelle est la signification de faire du journalisme sans être avec des journalistes?

Ma foi, cela démontera qu’il n’existe pas de différence fondamentale entre les processus de hiérarchisation « amateur » et « professionnel ». À compétence égale les deux feront tout aussi bien. Le journalisme se distingue seulement par son appartenance au groupe des journalistes qui ont le pouvoir de concentrer l’attention de leur (large) audience.

Mais dans le nouvel écosystème de l’information qui se met en place, et dont ce projet est une belle illustration, ce sera plutôt l’audience qui concentrera l’attention de ce (petit) groupe de journalistes…

L’équipe de Huis clos sur le net (stats en date de mercredi matin)

Communiqué Huis clos sur le net sur France-Info.
@HuisClosNet 0 tweets, 5 Following, 374 Followers,16 Listed
@HuisClosNet/lesjournalistes 295 followers de la liste

@Benjamin_Muller 142 tweets, 341 Following, 367 Followers, 38 Listed
@nicolaswill 12 tweets, 99 Following, 100 Followers, 12 Listed
@janictremblay 54 tweets, 256 Following, 245 Followers, 27 Listed
@zizou78700 53 tweets, 67 Following, 133 Follower, 20 Listed
@AnnePauleMartin 147 tweets, 154 Following, 195 Followers, 14 Listed

Ma série de billets sur #huisclos (mise à jour 7 février 2010)
1- IVI: Interruption Volontaire d’Information : Décryptage. Où on repose les questions du projet (et y réponds).
2- Huis Clos J-1: Où peut-être on sent un petit flottement dans la préparation ou du moins l’annonce du projet.
3- Huis clos J+2: Où on effleure la difficile tâche de synchroniser les hiérarchies de l’actualité.
4- Huis clos : fin de parcours: Où un #boom permet de voir le travail de filtrage à l’oeuvre.
5- « Ce qu’on a découvert grâce à Huis Clos sur le Net » : Où on ne cache pas notre perplexité face à certaines « conclusions ».

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

5 thoughts on “IVI: Interruption Volontaire d’Information

  1. bla bla bla …

    Martin,
    De temps en temps essaye une interruption volontaire de parler. 😉 Mais oui tu es capable de le faire si et admire juste le paysage sans arrière pensée avec Facebook ou Twitter.

    Quel intérêt d’avoir l’information via des gens noyés avec les média de masse ou directement ? Pour s’apercevoir que cette « information » source est transformée ? La belle affaire!

    Je suis a ça > < de partir dans cette ile moi qui suis coupé à l’année de la télévision, radio et presse papier. Adieu publicité et star du petit écran con comme ses pieds. lol

    Amicalement,
    Paul

  2. Paul, bien sûr, ils font ce que beaucoup d’entre nous ont déjà fait: ne plus laisser les médias traditionnels _directement_ influencer ce que l’on veut porter à notre attention.

    Les médias ont la particularité de créer des événements de toute pièce: celle-ci me semble suffisamment intéressante par son côté « connecteur ». Il s’insère bien dans ce nouvel ecosystème de l’information: une prise en compte que l’hiérarchisation journalistique est aussi relative…

  3. Tiens je viens de trouver ça: « Ce sont rarement les réponses qui apportent la vérité, mais l’enchaînement des questions. » Daniel Pennac (via Olivier Zara)

    Ça me rassure 😉

  4. J’ai déjà fait l’analogie que Twitter est comme un grand fumoir. Si on s’y enferme avec que peu de gens, on aura que peu d’informations. Avec mes 8000 quelques Followés, je pourais certainement trouver bin des infos qui vont eur échappés sans pour autant devoir lire les Twitts du NYTimes ou de la BBC…

  5. Michelle, belle analogie. Avec les 2 petites nuances suivante: (1) search.twitter.com permet d’agrandir son champ de vision et (2) avec les bons followés on peut capter beaucoup aussi.

    Mais il est vrai que dans l’idée d’une veille (relativement) passive 8000 followés offrent un bon filtre social…

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