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Les couloirs numériques

L’écart grandissant entre la lecture courte et la lecture profonde (voir mon billet sur l’article de Vanderdorpe) attire le regard des observateurs sur l’impact social et intellectuel du microbloggage et particulièrement de l’outil Twitter. Ce dernier entraîne un usage tout à fait original dans le numérique et répond à un besoin très précis: la sérendipité des discussions de couloirs.

LIFE coffee machineTwitter, on conviendra tous, n’a aucun sens, seul. Toute sa valeur repose sur l’engouement de son usage sur le réseau. Affirmer ceci met en lumière un paradoxe étrange: nous voilà devant un cas autogénéré de « l’oeuf ou la poule ». Le hasard et la nécessité a créé ce service improbable (il ne répondait à aucun besoin a priori) et pourtant essentiel (pour la technorati, blogorati et la linkerati particulièrement)

Succès exogène
Twitter, je le signale, ne doit son succès qu’à Facebook. Plus précisément au service « statuts  » de Facebook. Twitter correspond à cette fonction, mais « désencloisonné » des murs faussement protecteurs du monde numérique artificiel de Facebook. Ce dernier l’a d’ailleurs bien compris, toutes ses récentes mises à jour tournent autour de ce service. Twitter a eu besoin de Facebook pour faire comprendre à quoi il servait. Il faut le comprendre à petite échelle pour saisir son potentiel à grande échelle.

Twitter est un descendant de l’IRC, un canal de chat partagé, mais hybridé avec l’apparition des identités numériques et les conversations du web 2.0.

Le plus pauvre des pauvres sera le premier à entrer dans le royaume du web 2.0
Plusieurs critiquent sa pauvreté d’interface (peu de fonctionnalités, limite de 140 caractères, perte de suivi de conversation, etc.) et propose des « améliorations » qui toutes tombent faute d’appui de la masse: on dirait que les défauts mêmes de Twitter en font son succès.

Et pourtant certains modes alternatives de microbloggage existent et ont même du succès. Mais détrompez-vous, ils ne sont pas sur le même créneau que Twitter.

Vous voulez conserver une trace d’une conversation (ce que le « statut » de Facebook fait de façon remarquable)? vous n’êtes que dans un microforum ad hoc centré sur le commentaire. Vous voulez faire des recherches sur les archives (ce qui est la base même du web)? vous voilà revenu sur le nerf de la guerre des moteurs de recherche.

La beauté cachée des laids des laids
Non, Twitter marche parce qu’il se limite à 140 caractères (le nombre exact importe peu, l’ordre de grandeur davantage), qu’il n’offre pas de suivi de conversation aisé dans le temps (avez-vous déjà reçu un message faisant référence à un de vos gazouillis dont vous aviez oublié déjà l’existence?), qu’il ne conserve pas les messages antérieurs à plus de 10 jours (dans la base de recherche). Voilà de quoi renvoyer à la planche à dessin n’importe quelles applications.

Ce qu’offre Twitter, et en ce sens il se retrouve aujourd’hui inégalé, c’est d’offrir la possibilité de (re)vivre des conversations de couloir. On parle souvent de « Water Cooler meeting » ou ces discussions autour de la machine à café.

Éternel Twitter
Twitter est et restera Twitter tant et aussi longtemps qu’il restreindra ses fonctions à de courtes salves de texte, en temps réel et sans permission de voir le contexte (du moins sans en faciliter le retour en arrière).

C’est exactement ce que vous avez dans une conversation de couloir: vous prenez la conversation au bond, sans pouvoir remonter en arrière (sauf à interrompre la conversation par une demande de mise à jour inopportune) et sans possibilité de suivi quand vous quittez le groupe.

Il faut être là au bon moment.

D’où l’importance de choisir ses couloirs où vous voulez accrocher au hasard une bonne conversation.

ROI, Retour sur l’investigation
La valeur ajoutée? Demandez-le à n’importe quel collègue fumeur. La sérendipité des découvertes sur n’importe quel sujet (futile ou stratégique) se passe dans ces fumoirs et a toujours laissé sur le bas côté de la route les gens soucieux de leur santé pulmonaire. D’ailleurs, je serai curieux de savoir si les mises à pied touchent plus souvent les non-fumeurs vu leurs incompétences à accéder à des informations stratégiques.

Twitter offre ces conversations de couloirs au travailleur du savoir, en général à la pige (freelance en français), soucieux de rester en contact phatique avec leurs pairs pour partager compétence, liens, informations ou simplement le fait qu’il mange un sandwich

PS (lundi): autre de mes billets sur le sujet écrit le lendemain : les réseaux sociaux comme moteur de confiance, nous ne dépendons plus de Google!

Photo: Life

Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

5 thoughts on “Les couloirs numériques

  1. Cher Martin, encore une fois bravo et merci pour ton oeil vif et ta verve claire.

    Je me risquerais une nuance. La sérendipité (mot très juste) s’applique à la fonction de lecture et non d’écriture, au phénomène social et non individuel – si tu me permets.

    Pour l’auteur, il y a des motivitaions autres qui, je crois, finissent pas teinter l’ensemble.

    Avant tout, il y a la fonction narcissique où l’auteur parle de ce qu’il fait, où il est, de la chose qui vient de passer devant lui. L’auteur répondant à la question « What are you doing? » est légitimé dans l’étalage d’égo. Le lecteur a ici une fonction de groupie ou de voyeur.

    Il y a aussi, la seconde fonction, non moins narcissique, du « je l’ai vu en premier! ». On relaie alors un nouveau site, un article, un incendie au coin de la rue. Twitter prend beaucoup sa force de cette immédiateté de l’information signée, on sait en effet qui est à l’origine du scoop. Ce n’est pas de la rumeur qui est un bruit sans auteur, c’est du micro-journalisme. Le lecteur ici n’est pas groopie mais relayeur. Il RT et du coup signale à l’auteur la valeur de sa nouvelle. On compte ses retwits avec un applaudissometre.

    Finalement, il y a une fonction d’aide. On cherche un appartement, une solution, un pigiste, un resto. Ici, le « j’ai besoin » est moins narcissique mais reste égocentrique. Ceux qui répondent à la demande publiquement affichent évidemment leurs compétences et générosité.

    Ce qui distingue donc Twitter pour moi est cette fabuleuse puissance narcissique qui s’applique autant aux individus, qu’aux vedettes, qu’aux corporations.

    Alors ce n’est ni futile, ni léger, ni sagace. Dans l’éclatement des présences numériques, il y a un éclatement de l’individu. Heureusement, Twitter est là pour venir cimenter le « je » de ceux qui s’éparpillent en ligne. Pas surprenant que Twitter soit pour les plus vieux, plus branchés, les technorati et blogorati, comme tu le disais.

  2. Même si Twitter offre un lieu d’échange proche des « discussions de couloirs », son grand apport est la possibilité de communiquer par agrégation d’idées ou d’intérêts de partout dans le monde à la vitesse du numérique sans être limité à un lieu et à un espace donné. Sérenpidité ? je ne suis pas sûr que le terme convienne puisque les échanges ne se font pas au hasard : nous pouvons choisir de « suivre » les auteurs qui nous intéressent et, contrairement au « water cooler meeting », nous avons la possibilité de ne rien manquer (il existe même une application Twitter pour le Iphone ou le IPod Touch).

  3. Doum, la sérendipité c’est la « faculté de faire des découvertes par accident ».

    Je ne sais pas s’il existe des degré de sérendipité, ce qui expliquerait nos usages réciproques.

    Pourrait-on appeler « sérendipité forte » le cas des trois princes de Serendip partis visiter des contrées mais découvrant carrément autre choses (selon l’histoire classique entourant ce mot), et « serendipité faible » le cas d’un étudiant cherchant un livre sur un rayon d’une bibliothèque et trouvant un autre plus pertinant à côté?

    Dans ce cas, Twitter est un cas de sérendipité faible, car on sait que l’on va découvrir quelque chose mais on ne sait pas quoi. La sérendipité n’est pas que du « hasard », on peut la provoquer.

    Quant à la possibilité de ne « rien manquer », il me semble qu’il faut séparer les traces techniques (tout est effectivement enregistré) et la possibilité cognitive de suivre les conversations.

    Twitter n’est pas fait pour permettre de remonter le fil d’une conversation espacée dans le temps (même si certains outils, comme Nambu, tente de le faire…)

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