J’ai brisé mon ordinateur portable il y a 3 semaines. Je me suis retrouvé tout à coup prisonnier dans une faille espace-temps en trois dimensions où le temps se déroule linéairement, les distances se subissent par le déplacement et la lecture s’effectue sur des arbres morts.
Avouons tout de même que le papier a l’avantage d’être multiplateforme, sans problème de batterie et de n’avoir aucun délai de boot.
Et c’est comme ça que je me suis acheté « Les bienveillantes » de Jonathan Littell. 900 pages. Bien tassé. Sans paragraphe. Et une grosseur de police à faire froncer un aigle. Mais une fresque colossale à couper le souffle!
Si je garde un silence-blog, c’est qu’il m’est impossible de lâcher le livre. Que je lis à petite dose chaque fois que je peux. Au grand dam de ma douce qui attend impatiemment pour me le voler…
« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé… »
Nous sommes dans la marge de l’humanité, mais au coeur de l’Histoire du XXe siècle, ce tournant où l’humain entrait par la mauvaise porte dans la société de masse. Nous voilà du côté des bourreaux, dans cette machine administrative effrayante, dépassée par cette logistique sophistiquée de la « solution finale ». Nous le vivons de l’intérieur, mais du mauvais côté, en suivant le sinistre destin d’un SS dans un Einsatzgruppen (groupes mobiles derrière l’armée allemande, occupés à exterminer les communistes et les juifs des territoires conquis).
Le résultat est littéralement saisissant. La documentation et la préparation de l’auteur laissent pantois et ajoute au réalisme de la description. On a le souffle coupé : sommes-nous sur la planète Terre?
« Les bienveillantes » de Jonathan Littell
– un extrait
– la critique de télérama
– le compte-rendu de Buzz Littéraire
– des commentaires sur Milles-feuilles
– 280 000 copies vendues en 6 semaines.
– en lice pour le Goncourt
– et battera-t-il Da Vinci Code? (en chiffre, car en littérature, c’est déjà gagné à la première page)
Le régime sans extérieur
Il m’est apparu à la lecture que chaque régime (le nazisme, le fascisme, le stalinisme, le maoïsme…le capitalisme) apporte son lot d’horreurs et d’incohérences. Mais que prisonnier dans un, il nous semble impossible de comprendre la logique de l’autre. La cohérence de l’être est tributaire du régime dans lequel on évolue. De l’extérieur du capitalisme, on pourrait peut-être dire à quel point nous sommes fous et avons laissé la « machine » écraser tant de gens sans réagir. Quand on regarde le nazisme, c’est ce que l’on se dit. Ce livre nous montre un monde incompréhensible. C’était pourtant il n’y a que 60 ans.
Mais aujourd’hui, c’est nous qui sommes dans un tout nouveau monde.
Je comprends maintenant avec étonnement pourquoi l’humanisme s’est brisé dans cette catastrophe. C’est au nom de l’Homme que l’on a tenté de créer une société qui s’est finalement déshumanisée elle-même. L’héritage humaniste de la modernité s’est retrouvé dans un cul de sac. Mais je vois aussi pourquoi nous laissons aujourd’hui tant de place au « marché » et à l’idéologie de la machine et de la communication. La « cybernétique » a pris son envol au lendemain de la Seconde guerre mondiale. En réaction contre cet humanisme qui s’est fourvoyé. Nous ne voulons plus faire confiance à l’humain. Tous nos problèmes sociaux, bureaucratiques et politiques y trouvent origine.
Mais alors qui lira mes billets quand nous serons tous des machines?
Bonjour,
Pour remettre l’humain à sa juste place et retrouver le goût de croire en l’avenir, je vous conseille de continuer à prendre le temps…le temps de lire le dernier ouvrage de la méthode « Ethique » d’Edgar Morin…
Bonne lecture !
Florence, voilà une bonne raison pour que je l’ajoute à ma bibliothèque! Morin me semble bien à cheval entre l’humanisme et la cybernétique (si ces termes veulent dire quelque chose encore aujourd’hui.)
Dans le même sens, mais en plus confus et en plus dense il y a aussi Sloterdjick qui se pose des questions fondamentales sur l’Homme.
Je suis pareillement resté collé dix jours à cet OVNI littéraire… hautement recommandé!
SI vous restez dans l’époque (WWII) et par un contemporain, le chef d’oeuvre pour moi reste « Kaputt » de Malaparte…
Martin dit « Il m’est apparut à la lecture que chaque régime (la nazisme, le fascisme, le stalinisme, le maoisme…le capitalisme) apporte son lot d’horreurs et d’incohérences. »
C’est une phrase que je n’aime pas (Il n’y a pas de procès d’intention bien sûr mais une formulation qui me dérange) car elle pourrait laisser supposer que « chaque régime (nazisme etc.) apporte son lot de bonheur… »
Ces régimes sont définitivement horribles et incohérents, il n’y a pas de lot, pas de partie mais un tout (totalitarisme).
Ensuite, je ne crois pas que l’on puisse mettre sur le même plan nazisme etc. et capitalisme.
Le capitalisme est un système économique et non un système politique.
Le système politique qui s’oppose aux totalitarismes (et qui en même temps en est proche) est la démocratie et non le capitalisme. Le problème actuel est qu’elle est inféodée à ce dernier (alors que ce devrait être l’inverse.)
richard peirano
Richard,
Je dois admettre avec vous que je mélange des choses, ici, qui ne sont pas de même dimension. Je dois donc vous donner raison.
Par contre, j’avance tout de même, avec d’autres, plus articulés, et qui m’ont précédés, que la démocratie-inféodé-au-capitalisme (comme vous le précisez si bien) est actuellement aussi un « tout totalitaire ». D’accord c’est le même mot, mais la réalité est différente.
Je crois que l’Occident (celle qui a vaincu le totalitarisme du XXieme siècle) – pour ne pas dire la portion américaine de l’Occident – génère un monde sans extérieur.
À tort nous avons cru longtemps que ce qui nous guettait était le spectre de 1984. Mais nous sommes plutôt dans le Meilleur des mondes.
Ces deux mondes « futuristes » ont des points semblables. C’était le sens de ma phrase. Mais votre intervention appelle une nuance que vous avez bien relevé.
Je ne veux pas -et je ne pourrai pas- m’étendre sur une explication qui laisserait entendre que le totalitarisme apporterait du bonheur…
Je crois que toute weltanschauung doit posséder une part d’équilibre humainement supportable pour pouvoir exister (ce qui incluerait une part de bonheur -mais pour qui?). Et elle meurt quand elle ne peut supporter l’assaut d’une autre vision concurrente (et donc « meilleure »).
Mais je glisse ici dans un relativisme post-moderne qui m’est inconfortable si sans nuance.
je suis entièrement d’accord avec vous. Mon propos portait juste sur une formulation, et bien entendu le bonheur n’était qu’un exemple.
amicalement
Bingo Martin, il vient de gagner le Goncourt. Je n’ai pas eu encore la chance de lire le livre. En complément de cette page d’histoire, l’excellent film « Amen » qui entre autre explique bien comment a été mise en place « la solution finale » pour accélérer le « processus» que les ss trouvaient trop lent. Une scène du film est édifiante, c’est celle du meeting des commandants de camps qui se plaigent de la « logistique » et de la « productivité » comme ci on assistait à une réunion de directeurs d’usine.
Également « la chute » pour mieux comprendre le fanatisme et l’idéologie des acteurs de cette tragédie.
« La chute », particulièrement, est un monument à l’inhumanité. Et « Amen », aussi, sur la complicité des autres systèmes.
Je suis bien content que je sois tombé pile pour ce livre à propos du Goncourt. ll le mérite, à mon avis…
j’ai du lire trop vite :
le nazisme serait-il donc l’aboutissement de l’humanisme?
ce serait au nom de l’Homme qu’une logique économique de traitement des problèmes politiques se serait imposée ?
et bien sûr il n’y aurait absolument rien de commun avec notre défaussement dans la cybernétique…
maudite nature, maudits espaces, maudits corps, maudits humains…
enfin, ce que j’en dit c’est que dimanche matin je serai au PMU, si vous pouviez m’expliquer mieux, avec des termes qui vous dépassent plus, je prendrais bien un autre demi, merci.
(cette histoire n’a touché que quelques millions de personnes, on ne va pas commencer à jouer sur les mots)
Julien, je dirais que oui le nazisme est un cancer qui a poussé sur le dos de l’humanisme. Et l’a discrédité. On peut argumenter sur le pourquoi du discrédit.
Dans le livre, on en parle un peu, en d’autres mots : il y a une tirade un peu sur-réaliste à un moment qui compare le bolchvisme et le nazisme en montrant que l’un est plus universel que l’autre.
Le lien avec la cybernétique, c’est moi qui le fait, entre autre à partir d’autres auteurs, plus philosophiques (Flusser, Sloterdjick, Heidegger, Arenht). Je ne revendique pas du tout la patrernité de ce débat.
Il est ridicule ici, dans un si petit espace, d’expliquer le raisonnement qui mène à ces conclusions. Je prendrai bien un demi moi aussi et on en jasera plus longuement –le sujet mérite de prendre son temps. Ou un autre billet…