Après le sommeil, les repas, le travail, l’entretien du corps et de sa chaumière, ce qui reste ensuite s’appelle le temps libre.
On utilise parfois ce temps pour acquérir de façon utilitaire des compétences (en matière économique par exemple, ou pour le boulot) afin de s’affranchir de sa situation.
Mais principalement, soyons franc, une grande partie de ce temps est dépensé pour ce que l’on peut appeler le spectacle du monde.
On regarde le monde
Le monde est un spectacle sans fin, divertissant et instructif. On peut le faire à la table d’un café, en regardant la télévision, en lisant les journaux ou en voyageant. Le monde peut se réduire à son voisinage, au potinage artistique, au sport, ou s’étendre à la politique ou à la terre entière.
Ce spectacle est un jeu : on décide quelle partie regarder, combien de temps on l’écoute et avec quel degré d’implication on s’investit.
Deux types de jeu
On distingue souvent à ce jeu une portion « noble » et une portion « populaire »: le spectacle du monde « sérieux » et un spectacle du monde « léger ».
Le premier s’intéresse à ce qui s’apparente à de hauts faits historiques (le retrait de la bande de gaza) et le dernier porte principalement attention aux petites choses locales ou aux apparences superficielles des choses (ce que pense telle vedette).
La critique des mass média repose sur l’omniprésence du spectacle du monde « léger » au lieu de programme de « haut niveau ». Comme si du jour au lendemain, tout le monde lâcherait le football pour faire du ballet.
Le spectateur du monde (qu’il soit léger ou sérieux) n’a pas l’ambition de maîtriser un sujet (au sens de devenir professionnellement expert), mais bien d’apprendre ce que le monde dit à propos du monde. Le succès de l’émission « Tout le monde en parle » est probant. « Le cercle de minuit » ou « Apostrophe » aussi. Seuls les thèmes changent.
Le sérieux se prend au sérieux
Évidemment, les spectateurs du monde sérieux acceptent difficilement que l’on puisse ne pas s’engager dans le jeu avec le même sérieux qu’eux. Le spectacle sérieux ne se limite pas à l’actualité et à l’Histoire, mais aussi au monde des idées – l’histoire des idées, la philosophie et même la lecture de blogs. Mais en tout cas, il s’agit d’un jeu d’observation.
Ce que dit Céline Dion ou Ariel Sharon a un poids différent dans la tête de chacun.
C’est que le « sérieux » prend son spectacle au sérieux. Le « léger » prend le sien à la légère. Normal que le premier fasse la morale au second.
Bien informé?
Être « bien informé » constitue pourtant un vecteur important pour les deux types de spectateurs.
Mais ce que « bien informé » veut dire varie d’un groupe à l’autre. Et souvent être informé veut dire recevoir cette information à travers une tierce personne (via les journaux, la radio, la télévision, les conversations, l’éducation, les blogs, etc). La connaissance de première main (comme quand on voyage) reste globalement très limitée : la connaissance du monde (que ce soit le sport ou l’actualité internationale) vient essentiellement d’une connaissance « rapportée ».
Nous n’avons que très rarement accès à l’information directe – et on ne parle pas d’avoir accès au fil de presse, mais bien à l’événement lui-même.
Dans ce cas qu’est-ce qui confirme au spectateur « sérieux » qu’il regarde de façon adéquate le monde? Est-ce que son monde est vraiment plus étendu que le spectateur « léger »? N’a-t-il pas lui aussi des biais?
Vision de qualité?
Il serait faux d’affirmer que la vision des « sérieux » est meilleure parce que plus large, car ils ont probablement une conception du monde entièrement faite de connaissances de tierces parties. A un moment ou à un autre ils doivent faire confiance à ce que l’autre dit. À un moment ou à un autre, il a dû choisir l’un plutôt que l’autre. Et ce choix, c’est un biais : on ne lit pas impunément le Nouvel Obs ou le Figaro sans déformer sa réalité du monde.
Bush fils en est le meilleur exemple : à entendre ses excuses sur l’incurie de son administration après le passage de l’ouragan Katrina, il a été vraisemblablement mal conseillé. Sa vision « large » était finalement plus étroite que celle des gens sur le terrain (ou dans l’eau dans ce cas-ci).
Sa vision était plus large, mais cela ne garantit pas la qualité.
L’autorité cognitive comme préoccupation
Une vision large n’est pas nécessairement meilleure. L’inverse non plus. Seul le focus est changé.
Les spectateurs « légers » n’ont pas le problème de l’autorité cognitive : c’est-à-dire un besoin crucial d’identifier les ressources expertes sur un sujet. Il est bien plus pratique – et gratifiant – de l’être soi-même. Le sport est un monde somme toute s’appréhende facilement par un esprit humain autodidacte.
Suivre l’actualité mondiale, par contre, demande un réseau de confiance très étendu afin de cerner le maximum de nuance. Or ce choix de réseau appelle nécessaire une déformation, ne serait-ce que par intérêt personnel.
La blogosphère comme réseau de confiance
Sur le web, ce biais s’appelle blogosphère (b minuscule) qui est une sous-partie de la Blogosphère (B majuscule) de la même manière que notre univers visible (une bulle de 15 milliards d’années-lumière) n’est qu’un sous-ensemble de l’univers total (toutes les planètes de l’Univers sont au « centre » d’une bulle de 15 milliards d’années-lumière, mais toutes ne se recoupent pas nécessairement).
Les blogueurs (qui sont aussi les principaux lecteurs de blog) sont à leur manière des spectateurs du monde, des spectateurs de leur blogosphère. Un monde d’idées, de conversations, d’échange.
Ils en sont aussi des acteurs. Des acteurs abstraits peut-être – par opposition à de la coopération internationale par exemple- qui oeuvrent dans un réseau entièrement basé sur l’échange d’informations, de connaissances, d’expériences du monde « relayés ». A lit B qui dit C a écrit D.
C’est un monde basé sur l’autorité cognitive, les influences et la crédibilité. Si on est un spectateur « sérieux », on regarde la blogosphère avec sérieux : et on se pose la question de la crédibilité. Les « légers » porteront moins de soin à la validation.
L’arrivée des barbares 😉
Comme le transfert de l’auditoire de la télévision émigre lentement vers le web, il faut s’attendre à voir apparaître une grande quantité de gens surfer avec légèreté. Leur temps libre reste un moment de divertissement. Il y a de fortes chances qu’ils acquièrent tout de même une connaissance « plus large » du monde. Mais avec leur biais à eux.
Alors arrivera la confrontation des visions : ils pourront confronter les « sérieux » sur leur terrain et affirmer (avec lien à l’appui) toutes sortes de choses et leur contraire.
Ce sera alors le conflit des autorités cognitives…
ZEROSECONDE.COM (cc) 2004-2012 Martin Lessard
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Encore un excellent billet, philosophique de surcroît. C’est lu et noté dans mes archives.
Merci François.
L’heure tardive m’a fait oublié de préciser ma bibliographie.
Seconde Hand Knowledge : an inquiry into cognitive authority. Patrick Wilson (particulièrement le chapitre 5 qui parle du « World watching »)
Le monde du spectacle. Guy Debord (pour une critique acerbe d’une société enfermant ses membres dans la contemplation du spectacle)
Sur la blogosphère comme « trust network », ces notions sont l’air du temps et je ne saurais pas vraiment indiquer quels sont mes sources sinon de commencer par le blog de Sébastien Paquet
La thèse 34 de Debord s’exprime ainsi:
« Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image »
C’est ce qui me fait croire que fondamentalement le spectacle sérieux du monde est du même moule que le spectacle léger du monde. Le reste n’est que valeur et morale. On accuse souvent les mass-médias de ne pas servir « d’instruction sérieuse des masses ».
Comme dit Patrick Wilson : » The charge is correct but the blame is undeserved « (p.142) Chacun est libre de choisir ce qu’il veut observer dans ce monde, via ses intermédaires qu’il veut : People weekly ou Le Monde Diplomatique…
Il faut seulement reconnaître que juger l’autre sur son choix fait parti d’une lutte culturelle pour imposer ses choix. Et si on pense avoir raison, il faut assumer…
Bonjour,
juste pour dire qu’on dit :
« tierce personne »
Mais ne le prenez pas mal, c’est seulement pour une prochaine fois 🙂
Merci anonymous pour la correction du « tierce », j’ai effectué la modification dans le texte.
Merci pour cette intéressante distinction entre spectacle léger et spectacle sérieux,j’ai travaillé le sujet (monde et spectacle) il y a qq années, et je regrette maintenant de ne pas avoir pensé alors à internet et aux internautes!!!Où en êtes-vous maintenant avec ce sujet??? (ça date un peu…3 ans!)
à bientôt peut-être.
Marie, je n’ai pas poussé plus loin la réflexion «sérieux vs léger», trouvant que le texte de Wilson (opus cité dans le deuxième commentaire de ce billet) est indépassable : quand le monde est complètement médiatisé, tout est spectacle (et je renvoie à Debors, autre oeuvre indépassable).
Par contre, je constate régulièrement que ma conclusion professant l’arrivée d’une masse de gens intéressés à un «spectacle léger» s’est réalisée.
Je considère FaceBook, qui est apparu par après, comme un jeu qui a amené plusieurs personnes sur le web et à contempler le spectacle de [leur] monde…
Des blogues comme le mien, qui prétendent regarder le spectacle du monde «sérieux», stagnent dans leur lectorat alors que d’autres, plus «légers», gagnent rapidement en popularité depuis le moment où j’ai écrit ce billet…
Ravie de voir que vous répondez si vite à mon message!
Pour faire court, je dirai juste que léger ou grave, considérer le monde comme un spectacle revient un peu à se croire dans matrix…non?
J’avais conclu à l’époque que le monde ne pouvait être un spectacle, à moins de surévaluer le sens de la vue, et conjointement l’intellect,les catégories de la représentation comme dit ce bon Schopenhauer et, comme on dit aujourd’hui, le mental…
Marie, prit sous cet angle, vous avez peut-être raison.
Je persiste à croire que quand 99% des informations sur le monde vous proviennent à travers un média ou des relations distantes (pas de prise de contact direct avec la réalité) le monde peut ressembler à un spectacle, car il est « narré » à travers ces intermédiaires.
Jadis, le monde se résumait à ce que l’on voyait autour de son village et 99% n’était pas de l’information relayée.
Les médias ont changé la donne. Et les réseaux poursuivent le travail.
Ce que l’on sait du monde passe par ce que les autres nous ont rapporté.
Par contre, si on le prend sous un sens scientifique, c’est alors de l’idéalisme. Shopenhauer a raison: le monde existe sans nous. Et n’est donc pas un spectacle.
Par contre le monde social est un spectacle: on se crée des histoires et on coconstruit la réalité sociale qui nous entoure.
L’élection d’Obama est le plus récent phénomène. Je ne cherche pas à réduire la révolution des mentalités en cours grâce à son élection — mais nous sommes des êtres qui se nourrissent de symboles…
Un monde peuplé de symboles n’est-il pas un peu un spectacle?