Ces temps-ci on lit beaucoup (sur Internet, évidemment) que la fin des journaux est proche. Que la fin pour la plupart des journaux est proche. Les journaux tels qu’on les connaît. Et on sait qui est le coupable. Mais la société n’a pas besoin de journaux. Elle a besoin de journalistes…
Aurions-nous fait exactement ce que nous ne voulions pas faire : détruire cette industrie, trahir les journalistes, fragiliser la société?
– Détruire cette industrie: oui -et elle était voué à l’être;
– Trahir les journalistes: peut-être que oui, mais on prolonge leur mission -faire circuler l’information;
– Fragiliser la société: peut-être que non -ce n’est qu’un mouvement de plaques tectoniques.
Chronique nécrologie
Pour l’industrie des journaux, Clay Shirky a signé hier un billet réaliste et fascinant (Newspapers and Thinking the Unthinkable):
L’Industrie, dans son ensemble profite à toute la société, c’est vrai. Mais elle est menacée de disparaître. Dire qu’elle va nous manquer ne créé pas exactement un modèle d’affaire très solide.
Le modèle d’affaires que l’industrie a mis en place servait à résoudre la très grande difficulté que demande le maintien en place d’une structure complexe de diffusion de l’information. Leur mission était de faire circuler l’information, tout en étant rentable.
L’industrie a rencontré Internet. Un système simple, distribué, décentralisé, qui permet justement de faire circuler l’information. La distribution industrielle traditionnelle arrive à la croisée de chemins.
Les journalistes bien-aimés
Clay raconte l’anecdote de ce jeune garçon de 14 ans qui redistribuait les articles d’un journaliste sur Internet parce qu’il aimait tellement ce qu’il écrivait qu’il voulait que tout le monde le lise. Quand la crise commence non parce qu’on vous hait, mais parce que l’on vous aime, donne un sacré mauvais départ pour les journalistes soucieux de gérer leurs affaires…
On a vu tout le mal que l’industrie de la musique s’est fait en voulant poursuivre de petites victimes…
Plaque tectonique
Comme toujours, les vieilles institutions, dans des cas similaires, se voient épuisées et démolies avant que naissent d’autres institutions. Dans le cas de l’industrie des journaux, on voit maintenant qu’elle met un frein à une autre logique sous-jacente : l’information a besoin de circuler. Et il est clair maintenant qu’elle n’en a plus ce monopole (pensons à craiglist, Wikipédia, Agoravox et à toutes les mailing-lists, par exemple).
Le prochain modèle? Aucune idée. Clay Shirky ne fait que constater que les journalistes devront se réinventer. Je pense que Rue89.com est une bonne initiative. Il dit qu’en déplaçant le problème de « sauvons l’industrie des journaux » à « sauvons la société », nous cesserons de vouloir préserver les institutions en place et commencerons à trouver autre chose….
Newspapers and Thinking the Unthinkable, par Clay Shirky
2700 mots, en anglais, 13 mars 2009
Via Bruno Boutot sur Twitter
Cela a été dit mille fois, mais il est tjrs bon de le redire:
1- Internet n’est pas la cause des pbs que connait la presse écrite : baisse de la diffusion, baisse des revenus pub. Ces tendances ont quarante ans. Internet a accéléré le phénomène.
2- Bien des journaux sont en bonne santé. Une minorité souffre, pas une majorité qui reste encore TRES rentable.
3- On oublie souvent de dire qque chose qui me semble essentiel. Le métier des journaux n’est pas seulement de diffuser de l’information, mais aussi de la pub. D’ailleurs bcq d’entre eux ont plus de contenu commercial que de contenu d’information. Beaucoup d’entre eux, en particulier en Amérique du Nord, on d’abord était créé pour diffuser de la pub, puis on a mis de l’info autour.
4- Si le modèle d’affaires pub en prend un coup, ce n’est pas parce que le modèle (faire payer les annonceurs) est mauvais, c’est parce que la rareté de l’espace publicitaire vol en éclat avec le numérique. Radio et TV vendent du temps (24h d’une journée), print de l’espace (un nombre X de pages). Mais le numérique génère un espace d’annonce virtuel sans limite. C’est la loi de l’offre et de la demande. Ce qui est cher, c’est la rareté (l’espace limité, le temps limité), mais une fois qu’il n’y a plus de rareté, le prix s’effrondre. Les journaux ne peuvent plus vendre un espace rare, qui ne l’est plus.
5- Ils n’ont plus, non plus, le monopole de l’audience locale. Merci à la technologie, mais grâce à l’IP les pur-plays peuvent faire du geotargetting.
En perdant ce monopole sur la pub, ils perdent leur avantage compétitif. Et rappelons qu’en Amérique du Nord, 80% du revenu des journaux vient de la pub, 20% des lecteurs. Ne plus avoir un avantage compétitif vis-à-vis des lecteurs ce serait pas trop grave, mais vis-à-vis de la pub, c’est dramatique car c’est l’essentiel du revenu.
C’est pour cela que les discussions sur faire payer le lecteur sur le net sont à côté de la plaque, car le lecteur n’a jamais fait vivre un journal en Amérique du Nord. Je vous invite à jeter un oeil à notre spreadsheet où nous explorons différents scénarios payants. Aucun ne permet de faire vivre une rédaction: http://mediacafe.blogspot.com/2009/02/newspaper-charging-or-not-for-online.html
Le défit pour la presse locale c’est d’offrir le meilleur retour sur investissement pour un annonceur qui veut toucher une audience locale. C’est pour ça que je pense, tout en aimant bcq Rue 89, qu’ils ne représentent pas de ce point de vue une alternative au business de la presse écrite.
Jeff, je te remercie pour cette mise au point.
Je dois avoir manqué les 1000 autres fois, car je crois que tu fais, ici, pour moi, la meilleure synthèse à ce jour 😉
Je retiens, qu’effectivement, la pub étant le nerf de la guerre, Internet a brisé le monopole de la rareté de l’espace (l’avantage compétitif des journaux).
En lisant les scénarios sur MediaCafe, il est clair que le modèle de Rue89 doit se faire sur un budget de loin plus serré, auquel les journalistes ne sont pas habitués (et que la qualité demande pourtant).
Rue89 ne représente peut-être pas une alternative au business de la presse écrite, mais elle serait alors une alternative à la façon de faire du journalisme à moyen terme –ne serait-ce que pour survivre, on coupe les coins ronds.
Je ne sais pas ce qu’implique penser comme je viens de le dire –je crois que tu as un opinion plus éduquée que la mienne– mais je sens que si la pub et le journalisme allait si bien main dans la main avant, on va tout de même voir éclore une nouvelle génération de journaliste vraiment « indépendant » (au point de crever de faim?): rueFrontenac est un exemple.
Sorti des ornières de la machine Québecor, les journalistes commencent à brasser des affaires qui étaient restés lettre morte. Et le ton devient moins jaune.
Même journaliste + différent source de revenu = différent contenu.
Si on parle de meilleur retour sur investissement pour un annonceur, est-ce qu’il se peut que le contenu journalistique ne soit pas le meilleur endroit?
@ Martin et Jeff
C’était peut-être même encore plus compliqué que ça : non seulement ne plus pouvoir vendre à la fois de l’information et de la publicité/petites annonces sur le même support, mais également ne plus pouvoir faire financer une information chère à produire (reportage) par une autre qui l’était moins (résultats sportifs, programmes de cinéma)… Et puis ce n’était pas seulement vendre de l’information, mais aussi une sélection et une hiérarchisation des informations…
Et ce sont TOUS ces éléments qui disloquent sur internet pour prendre chacun leur autonomie : la pub sur d’autres supports que l’info, où même en étant son propre support (sites de marques), les petites annonces autonomes, les sélections et hiérarchies qui prennent d’autres chemins (recherche et agrégation automatisées, recommandation sociale dans la blogosphère et les réseaux sociaux)…
La consommation des articles « à ‘unité » rend impossible le financement d’une information par une autre, et en rend même une partie « non finançable » (enquête longue, thématiques intéressant peu la pub : on trouvera toujours de la pub pour un reportage sur les régimes amaigrissants, probablement moins pour la famine en Afrique…).
Si l’on ajoute que la valeur ajoutée des éditorialistes est difficile à trouver par rapport à quelques blogueurs de haut vol devenus de nouveaux leaders d’opinion…
Si l’on ajoute qu’il y tout de même moins besoin d’intermédiaire pour accéder à l’information : bases de données institutionnelles en ligne ou sites d’experts reconnus…
Si les journaux ne parviennent pas à survivre, même en ligne, c’est qu’il ont été totalement… dépouillés, et que l’agrégation très complexe qu’ils formaient a été disloquée. Ce qu’il leur reste ne suffit pas à former un produit présentant un véritable avantage compétitif, alors que la concurrence en ligne est plus forte qu’elle ne l’a jamais été, et que ce qui « reste » en propre aux journaux… c’est ce qui coûte le plus cher à produire et qui est le plus difficile à vendre…
Narvic, bons points.
Si on suit ton raisonnement, il n’y a pas bcp d’espoir 😉 (au bout du tunnel, ce n’est pas la lumière, mais un autre train)
Les journaux, tels qu’on les connait, devront donc miser sur leur support-papier (seul lien « objectif » entre toutes les informations) et offrir carrément de payer plus cher pour « lire offline ».
C’est effectivement ce qui « reste en propre au journaux »: être sur le papier. C’est cher et dur à vendre. Le marché va rétrécir comme peau de chagrin et juste les plus habiles et les tops qualités survivront.
Clay Shirky ne se fait aucune illusion: les vieilles institutions vont tomber en premier avant que s’établissent une relève. Chaos en vue…
Et si la gratuité de l’internet nous montrait au loin les changement structuraux de l’économie qui doit plus que jamais revoir sa logique?
1-notre système financier dominant force a voir le profit a court terme. L’internet gratuit donne ses fruits à long terme.
2-l’information payante rend moins fluide la circulation des idées que l’info recueilli à l’instant sur internet.
3-La richesse doit il se gagner aux dépends des autres? L’idéologie de l’ open source serait le credo de la prochaine civilisation?
Un institution s’écroule quand on ne l’utilise plus. Il y a donc quelque chose d’autre qui est en gestation présentement et l’internet , et ses dommages collatéraux, n’en est que sa manifestation technologique..
Je vous suggère , entre autre , cette article d’une institution journalistique encore debout.
http://www.lexpress.fr/actualite/economie/le-capitalisme-est-il-menace_484265.html
Une économie utopique basé sur le long terme et le développement durable à l’horizon? Qui sait?
@François
C’est bien de le placer dans une optique de développement durable.
Cette notion est assez connue, mais je ne crois pas que ses (réels) effets se sont fait sentir encore: le développement durable demande l’arrêt et la fin de l’économie actuelle et du monde tel qu’on le connaît.
Je le met dans ces termes brutaux (et apocalyptiques) car je ne crois pas en une transition harmonieuse et simple. Elle sera abrupte et chaotique.
Et on perdra tous nos repères. Je crois que le thème abordé par Shirky rejoint au fond cette idée de « période transitoire »…
Produire est difficile. Vendre est difficile. Pour les journaux ou pour des sites internet.
La société a besoin de journalistes. Elle a aussi besoin de médias d’information. Le journal en papier en est un. Spécifique, unique, utile. Il nous libère en tous cas de l’aliénation de l’écran pour quelques heures par mois. Il nous réconcilie avec la lecture longue et concentrée. Il nous fait passer de la lecture de recherche à la lecture de découverte. De la lecture travail à la lecture plaisir.
Il y a plus de sites internet qui meurent chaque jour que de journaux. La question n’est pas de savoir qui meure, qui va mourir, qui est has been. La question est de savoir qui va financer la production et la diffusion de l’information politique et économique. Celle qui est utile aux citoyens et qui aujourd’hui ne rapporte plus grand chose.
JR
(Vendredi hebdo)
Bonnes questions en effet :
1- Qui va financer l’info ?
2- Et est-ce que les médias sont le meilleur support de pub ?
Bien malin qui a la réponse à la 1er question.
Quand à la seconde, avec plus de 40% du marché de l’e-pub, les pur-plays apportent un début de réponse.
J’aime à dire que nous ne sommes plus dans le business des news, mais dans celui des bases de données. Ca semble un peu provocateur à certains. Pourtant…
J’élabore sur le financement des média par la pub ici : http://mediacafe.blogspot.com/2009/03/why-is-it-going-to-be-increasingly-more.html