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Épistémè ou mojito?

Même si c’est les vacances, on n’arrête pas de réfléchir pour autant. Petit billet les orteilles de pied en éventail.

Michel Foucault a été l’un des grands penseurs des thèmes de la discontinuité et de la linéarité dans l’histoire.
Il propose de redéfinir de ce que l’on entend par « rupture », « saut », « discontinuité » . Il faut voir ce qui nous semble « nouveau » comme un découpage de période historique entièrement construit à partir d’une lecture «discontinuiste» de l’histoire. Si l’histoire est un continuum, alors la transition d’une période à une autre ( épistémè est le terme qu’il utilise) ne serait rupture que dans la façon de concevoir les choses.
Rupture ou continuité?
On peut étendre sa réflexion et se demander si le web social, ce réseau social du web 2.0, provoque une rupture avec notre passé.

Ceux qui croient en la continuité sont en opposition avec ceux qui voient dans l’apparition d’Internet une discontinuité dans la société. Les premiers pensent que la «continuité de la société» posséderait une permanence absolue puisque la société est ce qu’elle «est» (comme on peut dire que nous sommes toujours identiques à nous-mêmes, même si nous changeons en vieillissant).


Les seconds fondent leur pensée sur une perception parfois indirecte. « Une rupture est une période où la société est en quête de sens ; il y a perte de sens parce que les idéaux qui ont animé notre culture se dérobent. […] L’être humain vit dans un espace-temps qui façonne la conscience qu’il a de son environnement. Or, parce qu’Internet modifie cet espace-temps, il devient le miroir et le catalyseur des mutations qu’il intensifie pour le meilleur ou pour le pire. » (Michel Cartier, source dans Web Archives)

Dans le doute, accordons-nous pour dire qu’il existerait une «continuité possible dans un changement permanent». J’aime bien le syncrétisme 😉
Voyons voir, si cela fait sens.

Twitter, Facebook, ne sont rien d’autres que la version élaborée du SMS. Les micro-messages font partie du paysage d’Internet depuis ses débuts. Le courriel est l’arrière-grand-père, toujours bien en forme, de la communication par réseau. On serait bien en peine de définir, autrement que par sa forme, la différence entre la communication via les « réseaux sociaux » comme Facebook, Myspace, etc., et les courriels. Du moins, la filiation est directe.

Anecdote. Cela fait sourire, mais le principe de Twitter, envoyer de courts messages accessibles à tous, semble bien être un besoin qui précède Internet : voir l’annonce du «Notificator» un service d’affichage de notes en public à Londres en 1935.

Qu’est-ce que Twitter, au fond? Un système de micro-messagerie ouvert, basé sur des technologies ayant déblayer le chemin, comme le IM (Instant Messaging) et le IRC (Internet Relay Chat). Sa différence tient moins à sa technologie qu’au facteur social: le rapport entre l’espace privé et l’espace public a changé. Les blogues ont pavé la voie à la culture d’ouverture. Twitter ne serait qu’un IM ouvert à tous.

Internet est utilisé comme un outil de communication horizontale (par opposition à la communication « sommet vers le bas » –top-down– comme la télévision) basé sur une liberté de parole.

En 1909 on écrivait «Le principal usage du téléphone rural est l’usage social […]. Le téléphone est utilisé plus souvent pour des conversations de voisinage que pour n’importe quel autre motif […]» cité par Patrick Flichy dans Une histoire de la communication moderne, p.127

Twitter est notre bon vieux téléphone de campagne où l’on pouvait taper la ligne du rang voisin rien qu’en soulevant le combiné.
L’usage social d’un outil de communication ne nait pas avec la création de l’outil. Selon la lecture et le recul que l’on se donne, le web social ne représenterait donc pas de rupture; la continuité apparaît comme une évidence, et seuls les moyens changent. La discontinuité apportée par les réseaux sociaux ne serait pas significative par essence. On serait d’accord pour le croire.
Mais, pourtant, ces réseaux sociaux virtuels d’aujourd’hui possèdent un véritable impact qui modifie nos comportements, et offre de nouveaux rapports à l’autre et à la connaissance. Voir notamment Clay Shirky à sa conférence TED, « How social media can make history« 
Il y aurait donc bien une «continuité possible dans un changement permanent». Je vous l’ai dit, j’aime bien le syncrétisme 😉 On tentera d’y répondre une autre fois… allons prendre un bon mojito maintenant…
Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

12 thoughts on “Épistémè ou mojito?

  1. Très bon billet. Lu en buvant un p’tit verre de rosé! 😉

    Tu pourrais écrire le prochain discours d’un de nos politiciens et effectuer un bon vieux «changement de paradigme» en intitulant celui-ci: La continuité dans le changement plutôt que le sempiternel «changement dans la continuité».

  2. C’est la clarté dans la confusion (L’aventure c’est l’aventure) ; )

    D’accord avec ton constat. La rupture se situe plutôt du côté des modèles économiques et des pratiques. Par exemple, on ne peut plus faire du marketing comme avant le web. Les utilisateurs peuvent contrôler leur expérience. Bonnes vacances.

  3. J’espère que c’est sur les plages de Cuba que tu sirotes ce mojito.

    Michel Foucault. Je me demande bien ce qu’aurait dit l’auteur de «Surveiller et punir» de cet société numérique tout en réseau qui socialise… et se contrôle. Foucault est le penseur de l’auto-contrôle, de la société qui développe des mécanismes ne nécessitant pour ainsi dire plus de flics. Le flic est en nous, c’est vraiment l’époque de l’intégrisme institutionnel par rapport à des sociétés plus traditionnels qui ont fonctionné au culturel (en son sens anthropologique)… La figure du Panopticon, être vu sans le savoir, c’est l’incarnation même de Facebook et de Twitter. Il se serait probablement follement amusé à analyser nos réseaux sociaux, le narcissisme généralisé et cette société entièrement ancrée dans le présent : on ne cesse, à coup de révolution (les fameux paradigmes qui éclatent et se recréent) de faire constamment tabula rasa du passé.

    Une société qui a fait le deuil de la Raison (dans son acception philosophique)et carbure à la technocratie, l’efficience, l’efficacité, la reddition de compte et le marketing ;).

    Une société en rupture avec le modernité (au sens de Descartes et aussi de Marx et d’Hégel), société qui se projetait dans le futur (la conquête de la nature, la révolution industrielle, les lendemains qui chantent communistes, etc.) et qui se polarise au présent en phase aphasique vers un futur qu’elle ne contrôle plus et auquel elle serait condamnée à s’adapter au risque de périr : comme si le futur s’auto-construisait pour ainsi dire sans acteurs.

    Tout compte fait, j’y vais de ma petite interprétation : Foucault aurait pensé les réseaux sociaux dans la continuité comme des épiphénomènes d’un courant beaucoup plus large : la post-modernité et son auto-contrôle généralisé et assumé.

    Bonnes vacances!

    Luc

  4. Luc, merci pour ton commentaire.

    Le « deuil de la Raison », il faut le reconnaître, n’a pas commencer avec Internet (et encore moins Facebook et consorts). Habermas a bien débusqué l’idéologie derrière technologie et on pourrait penser que la société réticulaire est son aboutissement.

    Je ne sais pas s’il y a un ton de désapprobation derrière ton constat, mais je pense que chaque génération a une tendance à faire ‘tabula rasa’. Et effectivement ce que l’on vit est particulièrement impressionnante: on vit une révolution de l’intérieur.

    Les théoriciens de la post-modernité doivent rire dans leur barbe, eux qui prédisaient, à peu près, ce qui se passe (et que tu soulignes dans ton commentaire).

    Rupture, il y a. C’est mon sentiment. Ce que l’on construit, je ne le sais pas. Si Foucault aurait pensé les réseaux comme tu le mentionnes, alors il avait raison d’annoncer « la mort de l’homme ».

    Si « l’homme » est une invention récente, n’était-ce pas alors cette étape qui est une anomalie?

  5. Bonjour Martin,

    Mais là, si tu me pistonnes sur Habermas et l’inter-communication (belle piste dans l’ère numérique) on va faire fuir les gens qui vont décidément préférer les mojitos.

    Aucune désapprobation dans mon constat. J’ai vraiment essayé, un peu rapidement (c’est dans l’ère) et avec profusion de coquilles, de me mettre dans la peau de Foucault.

    Pour la rupture, il me semble qu’elle a eu lieu et continue :, déjà. Mais, je le sais, ça demanderait développement.

    Pas de deuil de la Raison, en ce qui me concerne, elle a engendré trop de massacre. Mais, l’intercommunication…

  6. Affirmer qu’il y a « continuité dans un changement permanent » me paraît être presque une tautologie. Sauf si l’on suit Parménide en disant que l’on ne peut parler que de ce qui « est », il semble nécessaire à l’humain de découper la réalité (ici la temporalité) en « morceaux » significatifs, distincts les uns des autres, pour pouvoir comprendre cette (ces) réalité(s).

    Sauf Parménide, toute pensée de la réalité ou de l’histoire a du tenir compte à la fois de la rupture et de la continuité. Platon considérait le changement comme une illusion par rapport aux idées éternelles. Mais il devait tout de même prendre en compte ce changement pour expliquer nos perceptions sensibles. Aujourd’hui (exécutons un tout petit saut temporel), nous avons tous le sentiment d’une rupture dans le domaine de la communication qui aurait des conséquences drastique au niveau sociologique ou anthropologique. Mais, en même temps, la pensée de la rupture implique de comprendre comment nous en sommes arrivés à ces différences et, du même coup, comprendre les liens entre deux états temporels différenciés, et donc comprendre la continuité entre deux états.

    Si l’on accepte, d’une part, que jamais la même eau ne coule dans un fleuve, il faut aussi accepter que ce qu’il y a dans ce fleuve, ça reste toujours de l’eau. Ainsi, selon le point de vue adopté, un tas d’explications et de théories doivent être élaborées pour atteindre une compréhension. Nous découpons la réalité ; sinon, pas de compréhension possible.

    L’important est, selon mon humble avis, de ne pas rester cantonner dans le découpage que nous avons choisi. Affirmer que tout est rupture ne mène à rien de mieux qu’affirmer que tout est continuité. Si j’ai dis que « continuité dans un changement permanent » était presque une tautologie, cela ne veut pas dire que ce n’est pas intéressant. Au contraire, cela implique davantage de travail pour prendre en compte deux perspectives différentes et les liens entre ces deux perspectives.

    Gabriel

  7. Pas de quoi pour le lien. Je l’avais pigé dans un billet de Fabrice Epelboin : http://fr.readwriteweb.com/2009/07/20/analyse/twitter-twitter-twitter/. Il citait le billet de Virilio en le traitant ni plus ni moins de vieux débile… Pas fort.

    Le billet de Fabrice est pas mal cependant pour rendre compte de Twitter, il en dit à la fois la simplicité et la complexité, pourquoi plusieurs twitteux s’en lassent rapidement faute d’en avoir compris le profond fonctionnement : les barrières à l’entrée. Sa conclusion : twitter, une petite révolution au même titre que le téléphone et le télégraphe… Gratuit!

    Manie de voir des révolutions partout (des ruptures?), de se poser en véritable preacher du devenir («connect, connect, connect»). Voir Seth Godin… dans son vidéo. Quelle merveilleuse époque de jovialistes. Messianisme en parfaite phase avec «la fin du monde» appréhendée en 2000.

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