Daniel Yankelovich s’est penché une grande partie de sa vie sur la notion d’opinion publique et comment l’améliorer dans nos démocraties.
Contrairement à ce qu’on peut penser, la surabondance d’information ne remplit pas ses promesses pour éduquer la population. Le livre de Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, analyse bien le paradoxe : l’augmentation de la quantité d’information ne mène pas à une augmentation de la qualité de l’opinion publique.
Dans le récent livre de Yankelovitch «Toward a Wiser Public Judgement» il explique sa vision sur la façon que doit se former une opinion publique éclairée.
Je vous partage ma réflexion là dessus, car, à une époque où on parle «d’intelligence collective» (vous rappelez-vous de ce mot?) et de« ville intelligente» (autre mot qui va suivre la même courbe), il est important de bien saisir que cet aspect de l’opinion publique n’est surtout pas acquis. (Lire à ce propos le billet de Stéphane Guidoin : Montréal, l’intelligence dans l’engagement)
Je me suis dit que je devais partager mon interprétation sur la pensée de Yankelovitch (et possiblement améliorer ma compréhension du phénomène). La voici.
How not to form a public opinion
Yankolevitch explique qu’une certaine conception naïve de la formation de l’opinion nous induit en erreur.
Il ne suffit pas de mettre en présence un public et de l’information (aussi vulgarisée soit-elle) pour qu’une opinion sensée en sortira automatiquement.
Voici ce qu’il dit:
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Flaw #1: It assumes that information is the main driver on the public’s learning curve
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Flaw #2: It assumes that expert analysis and debates between experts are sound ways to shape public opinion
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Flaw #3: It assumes that the media and experts are the main shapers of public opinion because they are the key sources on factual Information
On parle ici de la masse, pas d’individus. Chacun peut effectivement apprendre beaucoup au contact d’une bonne information, mais globalement, ça ne se reflète pas dans l’opinion publique générale.
Il faut donc se rendre à l’évidence: il ne s’agit plus seulement d’informer les gens, même avec la vulgarisation (ce que les médias font) ou de proposer des opinions d’experts, mais d’être capable d’aller à la prochaine étape: faire percoler tout ça pour arriver à une opinion éclairée.
Plus qu’être simplement «informé»
Voici les 3 étapes (stage en anglais) pour former une opinion publique selon Yankelovich:
Voici comment il décrit chaque stage:
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[Consciousness raising] Le public prend un enjeu au sérieux (rôle des médias)
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[Working-through] Le public se confronte à la nécessité de changer [pour/contre], évalue les options (avantages/inconvénient) (émotions jouent un très grand rôle)
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[Resolution] Acceptation des pour et des contres (et des conséquences respectives) (prise de position dans leur tête, puis ensuite dans leur coeur)
La première étape est ce à quoi on peut s’attendre: il y a une prise de connaissance des enjeux. Mais ensuite il doit y avoir des sessions où chacun pèse le pour et le contre pour arriver à prendre la dure décision, à la troisième étape, mais cette fois-ci libérés des sentiments et des commentaires non constructifs.
Il en découle que cette façon de voir permet de créer de véritables changements démocratiques dans la société.
Son livre donne quelques exemples et explique certains présupposés, mais grosso modo, ça se résume à ça.
Ce que j’en retire pour ma part
En se basant sur la grille de Yankelovich, j’y appose des enjeux d’une opinion publique éclairée à l’aune des technologies émergentes.
Voici comment j’interprète son graphique:
- La prise de conscience se fait par des canaux informels (influenceurs, experts de proximités, filtrage social)
- Des plateformes commerciales étrangères contrôlent le processus «Working through» en mélangeant les groupes du monde entier (Facebook) et en limitant l’horizon par des algorithmes réducteurs (comme l’insipide Trending topics de Twitter)
- Les politiciens ne se préoccupent du «Working through» que pour leurs partisans et rarement pour des politiques citoyennes
Là où ça devient intéressant, dans cette grille ainsi annotée, c’est qu’elle donne à voir là où le numérique crée des tensions dans la société civile.
- Les citoyens sont appelés à prendre connaissance d’enjeux dans leurs sphères sociales respectives sans égard aux autres enjeux dans les autres sphères. Les médias de référence ont perdu le monopole du « Consciousness Raising » (étape 1) au profit «d’experts de proximités», ces gens dans notre réseau les plus aptes à nous guider dans les méandres d’un débat.
- Les citoyens forment leurs pensées dans des rencontres numériques en développant des consensus en silos, sur des plateformes américaines ou peut-être même dans la « vraie vie » (après s’être découvert mutuellement par le réseau numérique). Ils finissent lentement par se faire une opinion (mais toujours en silo des autres).
- Tous ces groupes sont surpris que les politiciens ne prennent pas en compte leurs consensus en silos. Les politiciens n’ont pas pris toute la mesure de l’étape du «Working Through»: c’est un processus actuellement complètement organique, encore sauvage et désorganisé, où les citoyens se montent le bourrichon (ou non). Mais il y a tellement de silos que tous sont suspectés d’être partial et aucun n’est écouté (youhou, la gang des 13 étonnés!!)
Mon tweet contre ton tweet
Mais le simple fait que les gens se retrouvent sur Twitter et Facebook, ce qui s’apparente à l’étape 2 de Yankelovitch, n’est pas une preuve qu’il y a un débat publique. Il y a bien des débats, mais probablement tous dans des chambres à échos…
Ce n’est pas un espace à commentaires qu’il nous faut (ce que sont les médias sociaux) mais un espace à débat public. On croit à tort que les réseaux sociaux sont l’exemple parfait de l’étape 2 de Yankelovitch (un véritable lieu de débat). Il y manque en fait la dure confrontation des points de vue et la mise de côté des opinions pour arriver à des décisions.
Non, dans l’état actuel des choses, ce n’est qu’au mieux une bonne étape 1 (une prise de conscience) car probablement que c’est là que vous avez été confronté pour la première fois à des idées nouvelles ou à des débats potentiels. Mais une chambre à écho n’est pas un véritable «Working through».
L’enjeu démocratique
En démocratie, il faut un débat, un moment où on arrive à s’entendre et faire des concessions; or actuellement, chacun a l’impression d’en faire un, mais seul de son silo, sans connaître le point de vue de l’autre.
L’enjeu véritable est de voir les politiciens organiser ces espaces de «Working Through» pour séparer le vrai dialogue citoyen (forum) des opinions (commentaires). Le point de vue de Yankelovitch est d’arriver à une résolution de problème, mais actuellement les réseaux sociaux ne sont qu’une soupape de l’émotion.
De plus, le danger est de laisser croire que le «débat sur Twitter» est un débat démocratique. On a vu assez d’exemples récemment pour s’en méfier (Ukraine, Turquie). C’est une minorité qui utilise ce canal, mais elle fait beaucoup de bruit.
Voilà pourquoi le politique n’a pas véritablement embarqué dans le web 2.0. Ce n’est qu’un espace à opinions. Et à regarder les comptes Twitter des politiciens, c’est comme ça qu’ils l’utilisent.
Ces réseaux sont devenus une foire d’empoigne où on tente d’influencer l’autre. Mais l’opinion publique n’en ressort pas plus éclairé.
The man behind the curtain
Rappelez-vous en avril dernier on a appris que les États-Unis auraient orchestré en douce la création d’un «Twitter cubain», ZunZuneo, que 40 000 Cubains utilisaient à la fin, est en fait un produit développé en secret pour déstabiliser le régime Castro.
En six mois, près de 25 000 Cubains s’emparent de ce réseau pensé pour partager des banalités sur le soccer, la musique ou la météo. Mais le plan du gouvernement américain va bien sûr plus loin, révèlent les documents obtenus par AP. Avec ZunZuneo, Washington espère «atteindre une masse critique d’abonnés», et ce, pour partager des contenus plus politiques visant à inciter les dissidents cubains à tenir des «rassemblements politiques». À terme, l’espoir d’un printemps cubain» est même évoqué. (Source Fabien Deglise)
En ne contrôlant pas ces espaces, d’autres s’en occuperont.
Un gouvernement qui ne se préoccupe pas aujourd’hui de comprendre comment organiser ces espaces (stage 2, «Working through») risque de voir lui éclater à la figure toute sorte de groupes de pression qui se seront eux-mêmes formés leur propre opinion dans leur silo respectif et ne comprendront pas pourquoi, «en haut», on ne prend pas leurs conclusions auxquels ils sont arrivés comme la parole du bon sens.
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J’ai eu à l’occasion de faire quelque billets sur le sujet trompeur des médias sociaux en politique sur le blogue de Triplex:
Pourrait-on s’inspirer des mécanismes et procédures de la démocratie représentatives et parlementaire pour inventer un lieu de débat citoyen?
Louis, assurément! Je ne crois pas que ce soit les initiatives qui manquent. Je perçois juste qu’aucune encore n’a le dessus sur les autres et qu’il y a évidemment un consensus à avoir pour trouver la « bonne ».
Il est trop tôt pour écrire ce livre, on commence à peine à pouvoir profiter de l’information . Aussi abondante et raffinée fut-elle, ce qu’on a eu jusqu’à maintenant n’était pas de l’information, mais de la manipulation . Donc ce livre se veut traiter d’une mesure d’une chose qui n’existe pas encore, cela est impossible . Donc ce livre traite probablement d’une réalité imaginaire . Il voulait être certain de publier le premier ?