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Pouvoir tout faire

(Il y a plusieurs années, Jean Larose, dans sa chronique au Devoir a produit un texte particulièrement brillant. Je le recopie ici pour le bien de l’humanité. Je ne pense pas être en règle avec les lois du copyright, mais il y a des idées qui méritent d’être diffusé malqré tout).
Martin


Pouvoir tout faire

par Jean Larose

« Vous ne lirez plus jamais de la même façon », menaçait dernièrement la couverture d’un magazine scientifique français pour saluer la sortie du livre-écran de poche. J’ai noté que les plus insistants parmi les crieurs de bonne nouvelle multimédiatique – ces « absorbants » du genre « Vends donc tes Shakespeare, tu peux lire toute son œuvre sur un seul cédérom », ou « Bientôt tes livres, ça sera fini, fini, fini! Tu peux consulter trente-cinq mille ouvrages en ligne sur le site de la Bibliothèque nationale de France » – les prophètes du pouvoir tout lire en ligne ne lisent pas. Je sens bien que je les chagrine quand je réponds candidement à leur zèle prosélyte qu’ils peuvent eux-mêmes depuis longtemps aller lire tout Shakespeare, et tout Plutarque, et tout Dostoievski, et tout bien d’autres auteurs merveilleux, anciens ou modernes, glorieux ou méconnus, à la bibliothèque de l’université, ouverte à chacun. En réalité, ce n’est pas Shakespeare qui les excite, ils ne le pratiquent pas plus maintenant sur disque qu’avant sur papier, mais l’idée de « pouvoir le tenir en entier » sur une rondelle de plastique irisée pas plus lourde que quelques pages de livre. Oui, on dirait que moins les gens lisent et plus les enthousiasme, jusqu’à une espèce de manie sacrée, l’idée de tout ce qu’ils peuvent lire ou contempler sur un support informatique.

Sur le site « Art on the Web », tu peux voir quatre mille tableaux, sculptures et objets d’art de la Renaissance. Sur le site « Greek mug plugged », tu peux voir quarante mille poteries grecques, avec leurs inscriptions traduites en douze langues. Et coetera. Tout usager d’un ordinateur multimédia qui a vaguement musardé sur la Toile connaît ce sentiment grisant, tournant vite au vertige, qui saisit à la découverte de ce qu’il « peut » faire. Quel enchantement, par exemple, en débouchant sur un site où tout Homère est offert dans le texte grec, avec ou sans la traduction juxtalinéaire! Mais pourquoi cette joie, puisque je ne sais pas le grec? Ces pages déroulantes couvertes de belles inscriptions me sont illisibles – mais c’est sans importance, on dirait que j’ai du plaisir à la place de quelqu’un d’autre qui lui saurait le grec, qui chérirait Homère, qui n’aurait depuis la Renaissance attendu que cela, naviguer comme un Ulysse aux cents bittes d’un hyperlien à un autre à travers l’Iliade et l’Odyssée; j’imagine l’affairement béat d’un vieil érudit, je suis témoin de ses larmes de joie. Ce n’est pas Homère que j’aime, mais le pouvoir du réseau, je m’identifie à la machine, je suis un jeune ignorant puissant qui fait tripper à mort un vieux savant impuissant. L’homme-machine ne désire pas tuer l’homme du livre, mais le faire jouir de sa propre mort.

Cette ivresse quasi sexuelle que procure sur le ouèbe la découverte de tout ce que je peux faire est bien différente de la satisfaction d’y mener réellement une recherche à l’aide des ressources documentaires mises à ma disposition. Souvent, entre deux rayons d’un magasin d’appareils électroniques, j’ai surpris la rêverie d’un contemporain venu fuir parmi les machines la tristesse de la fin de l’après-midi dans la grande ville. L’idée de tout ce qu’on pourra faire d’une machine vit dans l’imagination d’une existence indépendante de la réalité des projets et des besoins qu’elle est appelée à satisfaire. On s’invente des besoins pour satisfaire un désir. Pouvoir compte plus que faire. Cliquer n’est pas consulter, surfer est bien différent de lire, et surtout découvrir l’existence de quelque chose ne signifie nullement en prendre connaissance, c’est même souvent le contraire, comme le prouve l’exemple de Christophe Colomb et comme ne semblent pas s’en douter les pédagogues qui croient pouvoir se dédouaner de leur inculture en confiant aux ordinateurs le soin de cultiver les enfants.

Avez-vous tenté de lire un livre, tout un livre, en lettres noires sur un fond scintillant? En connaissez-vous un seul, lecteur de livres sur écran? Ce qu’on peut faire, est-ce qu’on le peut vraiment? De quel pouvoir s’agit-il? De ce qui est possible ou de ce qui est permis? Autrement dit ce qu’on nous permet est-il réellement possible? Faux problème : sur la Toile, c’est le spectacle du pouvoir qui fascine. En apparence, le pouvoir n’est plus séparé de moi comme aux époques où l’autorité se retranchait dans un appareil d’état; les sectateurs d’Internet prêchent que le spectacle de la domination a cessé d’être à sens unique, que je peux y participer, que je suis enfin digne comme Pharaon de soulever le voile d’Isis et de prendre place sur un trône sacré, pour m’offrir à mon tour dans une châsse cathodique à l’émerveillement des croyants. Le livre ou le tableau qui apparaît sur mon écran n’est pas offert à la lecture, mais en spectacle, il est d’une autre nature que ce qu’on appelait naguère un livre. Je peux certes le lire, mais mon pouvoir importe plus que ma lecture. Pour comprendre ce qui se joue là, il ne faut donc pas comparer cet objet avec un livre en papier, mais le ranger dans la catégorie spectaculaire de ces vies privées qui se montrent sans pudeur sur la Toile, soit grâce à une webcam, soit sur Diaryland, ce site où l’on peut écrire son journal intime devant tout le monde, soit comme ce couple adultère de Toronto qui a créé un site pour y raconter son aventure au monde entier, jour après jour, dans les moindres détails physiques et sentimentaux. En ligne, on peut tout montrer. Pouvoir tout faire, pouvoir tout montrer, pouvoir tout lire, signifie « pouvoir » bien plus que faire, montrer ou lire.

Il est urgent de relire Guy Debord : « le spectacle est la conservation de l’inconscience dans le changement pratique des conditions d’existence. » (« La société du spectacle »). J’y reviendrai.
Jean Larose

(Tiré de sa chronique au Devoir, date inconnue. Si quelqu’un a plus d’information, me faire signe).
Martin

Billet original sur http://zeroseconde.com

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Martin Lessard
Conférencier, consultant en stratégie web et réseaux sociaux, chargé de cours. Nommé un des 8 incontournables du Montréal 2.0 (La Presse, 2010). Je tiens ce carnet depuis 2004.
http://zeroseconde.com

3 thoughts on “Pouvoir tout faire

  1. Je suis d’accord avec la bonne majorité de l’article en question, sauf peut-être lorsque vient le temps de dire que personne ne lit sur des écrans. Écran d’ordinateur, peut-être, mais il y a d’autres écrans. J’ai jusqu’à maintenant lu 2 livres en format électronique sur mon agenda électronique et j’ai presque terminé mon 3e. Oui, c’est un format qui fonctionne et, le fait que je puisse l’avoir à porté de la main sur mon PDA fait que j’ai toujours un livre ou deux avec moi peu importe où je vais. La file est plus longue chez le médecin: pas de problèmes.

  2. Je crois que la lecture écran est moins agréable que la lecture papier.Premièrement pour des raisons de lisibilité et deuxièmement pour des raisons d’habitude.

    Mais pas impossible.

    Il viendra le temps où la qualité des écrans augmentera et la majorité des gens changerons d’avis.

    J’ai moi aussi lu un (petit) livre en format électronique. La petitesse de l’écran me fait penser que l’on doit être rudement focusé pour supporter d’être confiner dans un si petit espace. Si le livre nous plaît, je crois que c’est plus facile.

    Si par contre, comme je le soupçonne pour M. Larose, on est « habitué » de lire son (grand) journal en buvant du café et en fumant une cigarette à la table d’un bistro, on doit avouer que nous ne sommes pas dans le même régistre….

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