Une graine pousse dans deux directions. Par la racine et par la cîme. La racine, c’est le passé, les idées des autres, les pistes précédentes. Je cherche à savoir dans quelle mouvance elle s’inscrit, qui m’a précédé. La cîme, c’est une direction de l’avenir, les idées nouvelles, les pistes à découvrir. Je cherche à connaître qu’est ce qui me fascine tant sur le sujet
Par autorité cognitive j’entends celle définie par Patrick Wilson (1983) :
« We shall say that person A is a cognitive authority for person B with respect to sphere of interest S to the degree that what A says about questions falling within sphere S carries weight for B. »
(voir mon billet Qu’est-ce que l’autorité cognitive?)
Internet joue maintenant certains rôles d’éducation qui étaient tenus par les écoles. Dans un document de l’OCDE sur l’école de demain, une conclusion sautait aux yeux :
« Il se pourrait fort que le moyen le plus radical d’assurer un développement systématique de la formation tout au long de la vie réside dans la formule de la « déscolarisation », car celle-ci aurait pour effet de supprimer toute frontière bien définie entre la formation initiale et le large éventail des possibilités d’apprentissage qui peuvent s’offrir tout au long de l’existence. Beaucoup craignent que le défaut de gestion susceptible d’être engendré par l’existence de « réseaux d’apprenants » et l’absence d’équité qui pourrait résulter de « l’extension du modèle du marché », ne l’emportent sur les avantages éventuels. »
(source : L’avenir de l’école et la formation tout au long de la vie (PDF, 2003) page 9)
Internet a engendré un réseau d’apprenants.
Si les idées et les informations circulent de façon fluide sur le réseau, plusieurs sont transmises sans jugement critique ni autorité. Ce qui pose la question de la fiabilité de l’information disponible sur les réseaux et de la compétence des usagers pour la traiter.
Ce que Michel Cartier appellait « le passage des spectateurs anonymes et passifs aux utilisateurs interactifs » s’est réalisé.
Mais pourquoi aujourd’hui? qu’y a-t-il de différent?
Je citais six points en septembre dernier concernant cette évolution subtile de l’avalanche d’information sur la place publique dans les dix dernières années.
1- Nous sommes passé de la dépendance à l’autonomie des usagers : l’affranchissement des usagers face aux médiateurs (documentalistes, bibliothécaires, journalistes, etc.) qui filtraient l’information de qualité force aujourd’hui le développement de nouvelles stratégies de recherche.
Lire The Information Industry Revolution: Implications for Librarians (« we became increasingly concerned that professionals and researchers sincerely believe that searching (…) Google, is « good enough. ») et Cognitive Stategy in web searching (« our research is to develop an empirically-based model of web searching, to help explain how people search for information on the Web»)
2- Démultiplication exponentiel des sources d’information : l’auto publication offert par le web augmente la quantité de documents disponibles en évacuant la question de légitimité. Les blogues ne sont que l’ultime vague.
Lire How much information (2003) (« This study is an attempt to estimate how much new information is created each year»).
3- L’entrée fulgurante des moteurs de recherche dans nos vies : l’outil est devenu en une décennie une commodité pour trouver de l’information en simulant une compétence de recherche.
Lire Recherche d’information sur Internet : où en sommes-nous, où allons-nous ? Alexandre Serres de l’URFIST de Rennes y distingue schématiquement quatre modalités de recherche d’information : la navigation arborescente (dans les annuaires thématiques, les classifications), la navigation hypertextuelle (dans les sites Web, les cédéroms, les encyclopédies), la recherche par interrogation des banques de données, des catalogues, et la recherche en texte intégral (moteurs de recherche).
4- Montée de la sérendipité comme « adjuvant précieux de la recherche »: la maîtrise de l’entropie informationnelle passe par une forme chaotique de recherche. On est passé à l’ère où un document significatif se découvre par hasard au détour d’un clic.
Lire Chercher faux et trouver juste, Serendipité et recherche d’information de Ertzscheid et Gallezot (2003). (« (…)il n’est pas nécessairement plus facile de trouver de l’information dans un système ordonné, structuré et formaté que (…) dans un système d’information caractérisé par une forte entropie [comme le web]»)
5- Déplacement de la barrière à l’entrée : si l’accès à l’information n’est plus un problème, la capacité de traitement de cette information est devenu la nouvelle barrière. « A la différence du problème des outils de recherche, sans cesse perfectionnés, la question de l’évaluation reste, in fine, une question purement cognitive, non automatisable, renvoyant à la dimension « humaine » de l’information. » (Introduction : Problèmes et enjeux de l’évaluation de l’information sur Internet, Alexandre Serres, 2002).
6- Nouvelles stratégies pour retrouver des autorités cognitives : les filtres légitimants ont été court-circuités et la validation d’un document repose sur l’usager. Aujourd’hui, l’usager a accès à ces documents et il lui incombe d’identifier ce qui est digne d’être lu/vu/entendu, en un mot, de légitimer la connaissance qu’il accède.
Un nouveau rapport à la connaissance s’installe. Et c’est l’objet que je veux étudier : l’autorité cognitive sur Internet.
Mes questionnements sur le nouveau rapport à la connaissance
- Quels sont les codes de reconnaissance sur lequel un usager d’Internet se repose pour décréter une information pertinente?
- Comment la communication en réseau utilise une nouvelle forme de persuasion pour transmettre la confiance en l’absence de garde-barrière?
- À quoi ressemble le nouveau mécanisme procédural de légitimation de l’information?
- Comment se forme les nouveaux réseaux de collaboration entre pairs reposant sur la confiance ?
La négociation de sens passe par une découverte inductive de l’autorité qui a composé le message (ou autorisé sa diffusion). Comme dans le cas d’acquisition et de construction de connaissance par les jeux vidéo (Sim city, Vice city, Myst, Metal gear), où les règles sont découvertes en avançant dans le scénario, une inférence abductive de la part de l’internaute relie des règles d’interprétation pour créer une généralisation.
« L’abduction est un procédé typique par l’intermédiaire duquel, en sémiotique, on est en mesure de prendre des décisions difficiles lorsque l’on suit des instructions ambiguës » (Umberto Eco, Les limites de l’interprétation).
Cette notion d’abduction vient de Peirce, c’est l’activité cognitive que l’on fait quand l’on voit des grains à côté d’un sac : une forme d’affordance circonstancielle nous pousse à penser que les grains viennent du sac. Or rien ne nous dit que le sac renferme d’autres grains ni qu’ils ont pu s’en écouler. Ce qui porte peu à conséquence pour les grains est en revanche crucial quand il s’agit d’interpréter ce que l’on trouve sur Internet
Trois approches en cours me permettent de croire que de telles questions correspondent à un courant de fond (et non pas une mode passagère) :
La Standford University Web Credibility Research Lab se propose d’étudier la « captology« , c’est-à-dire les ordinateurs comme technologies de persuasion . B.J. Fogg y étudie les mesures de la crédibilité, le niveau d’engagement et les réseaux de confiance.
À l’URFIST de Toulouse Olivier Ertzscheid (blog) étudie les usages experts et novices en recherche d’information, les modes et stratégies de navigation et la formalisation des concepts de sérendipité en recherche.
Sébastien Paquet propose depuis quelques années la cognitique personnelle en ligne et son utilisation en recherche comme outil de partage de connaissance sans l’intermédiaire des institutions. Malgré les apparences, les carnets favorisent la qualité par le pouvoir des hyperliens (il existe une corrélation entre la qualité d’une page web et son nombre de liens y pointant)
En ayant ces recherches comme toile de fond, je me propose d’engager la mienne sur trois axes :
- Le processus d’attribution de l’autorité cognitive à un document (page web, carnet, pdf, etc) trouvé sur le web à partir d’une recherche ad hoc sur un nouveau domaine de la connaissance qu’il cherche à acquérir.
- L’apport de la sérendipité comme stratégie pour maîtriser l’entropie informationnelle et comment elle engendre une problématique de l’autorité cognitive.
- Répercussion sur la perte de pouvoir des autorités cognitives et institutions existantes (notamment l’enseignement et les médias traditionnels) face à la montée des nouveaux « apprenants » sur Internet.
Je ne suis pas encore arrêté sur des aspects plus pointus concernant l’épistémologie, la méthodologie et la théorie à adopter. Ce sera à l’université que je développerai ces aspects.
Sur ce carnet, ma recherche portera autant vers la racine que vers la cîme, au fil de mes découvertes. La graine est posée.
Par les racines, peut-être que certains termes changeront afin de m’inscrire dans un courant existant (par exemple on parle de gestion de confiance ou de réputation, est-ce que le terme autorité cognitive y est associé?). Des études ont déjà été fait sur les leaders d’opinions et la réception et l’interprétation des textes, alors je chercherai en quoi Internet apporte une différence (s’il y en a).
Par la cîme, peut-être que la collaboration par réseau sera profitable pour faire germer une théorie intéressante. Quand je vois des écoles comme l’institut St-Joseph qui sont en train de former les travailleurs de la connaissance de demain, je me dit que je ne dois pas être le seul préoccupé par cette question…
Il peut paraître paradoxale que je souhaite entrer dans une institution légitimante comme l’université pour y étudier la perte de légitimité de ces mêmes université face à l’Internet*. Ce l’est. Je crois de plus en plus à la force du réseau. Ce sera quelque chose que je devrai résoudre avant d’accepter d’y entrer. Mais ce ne sera que la plus simple des complications qui m’attendent…
*Mise à jour: Ce billet est l’esquisse remanié d’un projet de recherche que j’avais déposé à l’Université de Montréal à l’époque où je cherchais à y entrer pour faire un doctorat (2005). Le projet n’a pas trouvé de terreau fertile. Mais il chemine ici, sur ce blogue, à sa manière, peut-être de façon moins contraignante.
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Intéressant comme projet (ce qui, à mon avis, doit toujours être le cas pour celui qui tente de le mener à bien; il y a rien de pire que faire un doc où on s’emmerde). Il serait bien de peut-être proposer deux « instantanés » de la situation : un au début du projet et un à la fin, voir dans quel direction la cime a évolué.
J’aime bien la métaphore des racines et de la cime. Surtout que la progression de l’une est toujours influencée par l’autre (d’un côté comme de l’autre).
À la vitesse que je vais faire mon doctorat (10 ans?), compte sur moi plutôt pour faire des « instantanés » sur une base beaucoup plus fréquente.
Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blogue.
Parlant d’autorité cognitive, le magazine Nature s’intéresse au phénomène Wiki dans une entrevue avec Jimmy Wales co-fondateur de Wikipedia.
http://www.nature.com/news/2005/050314/full/050314-17.html
Bonjour
…ton projet m’interesse pas mal, car il me semble proche du mien.
Je travaille sur les régimes politiques et cognitifs du wikiway.
Les dispositifs constructivistes que forment les wikis me semblent ouvrir des perspectives interessantes du point de vue de la compréhension de l’usage, de la sociabilité et des formes de rationalités qui émergent des environnement collaborés en ligne.
C’est Sylvain Carles, croisé entre deux arrets de métro surbondé qui m’a parlé de ton blog.
Je suis en doctorat de communication.
Je m’interesse notamment aux travaux de Laurent Thevenot.
De la Justification et Les Catégories Socio-Professionnelles traitent notamment de la façon dont les choses font autorité socialement…ou plutot, comment les gens concoivent, concèdent et/ou justifient l’autorité de certains dispositifs.
… je n’en suis qu’au début.
Je suis en train de lire un livre passionant, qui traitent finalement beaucoup de ces choses là:
Il s’agit de Art et Internet, Les nouvelles Figures de la création, de Jean-Paul Fourmentraux…j’en recommande la lecture à tout les lecteurs de cette note.
anne.
Wow, Anne. Merci. Je ne croyais pas que ça existait en français. Les pistes que tu laisses me semblent très fertiles.
Je bloquais à cause du manque de référence récente (à l’ère Internet).
Il faudra que tu parles davantage de ton projet (à travers un blog? 😉
Hehe, wow, j’ai croisé par hasard Anne cette semaine dans le métro et en l’écoutant me raconter ses intérêts de recherche, je lui ai mentionné qu’elle devrait prendre le temps de lire « zeroseconde », qu’elle y trouverait certainement matière à réflexion… à ce que je peux constater, le chemin le plus court entre deux points est maintenant Google… Dis Martin, tu as cherché « autorité cognitive » dans Google récemment? Ça pourrait être un exemple parfait du chercheur cherché dont les recherches sont trouvées…
Merci Sylvain pour le contact avec Anne, elle semble être une mine de renseignements! 😉
Quant à Google, j’en suis tout renversé car, au moment d’écrire ce commentaire, j’arrive numéro 2, juste en dessous du lien qui a tout démarré dans ma tête il y a 1 an et demi.
Je ne crois pas que je mérite cette place, en soi, dans l’absolu, sur ce sujet. Comme quoi les académiciens, ceux qui ont des choses à dire, les vrais autorités cognitives sur un sujet ont intérêt à avoir pignon sur le web pour être linké.
Mais, au final, c’est encore via des livres offlines (comme les auteurs mentionnés par Anne) qu’en fait, je peux poursuivre ma réflexion…
….oulala, je ne suis pas une habituée des visites de blogs, d’où ma lenteur de réaction et je n’ai est pas un à moi, (enfin, oui j’en ai un, que je remplirai et rendrai public euh, un jour, si la pression s’en faire sentir assez fortement…). Je pense bien moi que tu as ta place en soi, dans l’absolu,pour réfléchir sur ce sujet. De mon coté, j’ai eut la chance d’avoir des profs généreux qui m’ont bombardé de référence et mis dans le bain de qq litterature sur les questions de cognition, de sociabilité, de politique…mais j’ai d’énorme vide de connaissance à combler. Je suis sure que nous pourrions nous apprendre des choses. Peut etre pourrions nous nous croiser au prochain wikiwenesday pour parler de tout ça en vrai.
ca devrait etre mercredi soir, lieu et horaire à convenir je pense. Sinon, suite à ça, je part à portland pour suivre le Recentchange camp http://recentchangescamp.org
…j’en reviendrai surement avec des idées fraiches. a + Anne.
A ce jour tu es en première position sur google en résultat de recherche de « autorité cognitive »
celui qui produit en grande partie l’information, est la personne qui arrive sur les traces déposées
c’est par erreur que l’on nomme ces traces information.
Et c’est précisément pour cette raison que la bonne (?) organisation de ces traces n’est pas nécessairement un facteur déterminant pour une recherche positive de la part de quelqu’un qui est en quête de ce qui pourra lui procurer réellement du nouveau.
D’abord parce que l’organisation des données dépend de la structuration de celui qui la conçoit (et peut donc faire perdre beaucoup de temps à l’Autre)
(comment est rangée votre cuisine ?)
ensuite parce que la perle se voit bien mieux avec un fort contraste
il suffit pour cela de fréquenter les broquantes …
Bateleur, intéressant comme pistes.
Je retiens l’idée que les traces ne sont pas (nécessairement) de l’information). Et je crois qu’Umberto Eco avait développé ces réflexion notamment dans Lector in Fabula.
Il avait aussi pousser assez loin la théorie de la réception (beaucoup de chose se trouvent « in the eye of beholder ») et cet aspect m’intéresse beaucoup.
Je retiens aussi la notion « fort contraste » qui permettrait de faire revenir l’émetteur comme pouvant influer (d’une certaine façon) la découverte. Merci.