Martin Dugage, l’auteur de la charte du KM, répond à mon billet sur cet extreme KM qui séduit mais effrait en même temps.
« On est donc confronté à une alternative simple et caricaturale. Soit on devient paranoïaque et, par peur des micros, des moteurs de recherche et des cookies, on part vivre dans une cabane. Soit on prend conscience de la nécessité vitale de bien maîtriser non la « connaissance », mais les flux d’information résultant du partage de cette connaissance, en laissant en permanence aux auteurs le pouvoir réel de décider par eux-mêmes où cette information ira ou n’ira pas. »
(source)
Je suis bien conscient que son exercice de charte en reste un de rhétorique et mon opposition l’est tout autant. D’ailleurs, au premier niveau de principe, il y a là un effort louable de fouetter la classe des knowledge worker à faire ce pour quoi ils sont payés.
Mais ce sont les implications implicites que je vois poindre qui me tracassent. Mais explicitons d’abord les raisons implicites de mes craintes.
Premièrement je dois dire que je vis sur la partie Nord du continent américain où l’industrie et les sociétés n’ont pas été remarquées dans l’Histoire pour leurs actes sociaux : de la répression syndicales du début du dernier siècle au scandale Enron au début de celui-ci, en passant par des lois qui ont permis des crimes comme la chasse aux sorcières jusqu’à la prison Guantanamo, l’individu perd son statut de sujet pour être un objet. Est-il besoin de rapeller que le système ne favorise jamais les individus, que des particuliers de la classe dirigeante (scandale des commandites, délocalisation d’entreprises subventionnées, OMG, évasion fiscales, destruction des forêts boriales…)
Deuxièment, j’accorde que cette charte, parce qu’elle est écrite par celui qui veut publier un livre sur les réseaux de confiance constitue effectivement un intérêt certain, soit. Mais elle est écrite par un KManager de type top down alors que je suis donc un Personal Knowledge Manager de type bottom up. Par top down j’entends que le moteur clef pour faire avancer les choses passe par la volonté de la direction (et non la base). Par bottom up, j’entends un processus émergent de cette base volontaire. Une saine méfiance a le droit de s’installer.
Sachant cela, on comprendra le ton de ma note et l’expression extreme KM que j’emploi. Je que je perçois c’est le potentiel de dérapage systémique, comme il en arrive tant avec des bonnes idées sincères, sur le point de la propriété intellectuelle.
Voyons pour la charte. Compte tenu de mon billet sur la transmission et la transformation de la connaissance voici où se trouve le futur conflit tel que je le perçois.
Illustrons les interactions cognitives (mémos, appels téléphoniques enregistrées, meetings, rapports, échange épistolaires et rapports de lecture) dans une compagnie capable de capter et de traiter toutes ces interactions.
– X représente une interaction cognitive, quelle qu’elle soit, dans la sphère des idées, que ce soit de ma part ou celles des autres.
– Supposons que chaque idée en génère 2 autres (quelle soit pleine ou « à moitié cuite »).
– Chaque ligne correspond à un temps.
Figure 1
a::X
b::XX
c::XXXX
d::XXXXXXXX
e::XXXXXXXXXXXXXXXX
f::XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXAu temps ‘f’, nous aurons 32 « idées ».
Ce que la charte dit, et ce que Martin Dugage veut amener, c’est que les idées optenues sur les heures du boulot appartiennent à la compagnie.
Effectivement, si je trouve une idée génial d’un nouveau produit elle sera retravaillée pour devenir un produit commercialisable. Disons l’idée marquée ‘0‘ au temps ‘f’ du tableau suivant est une idée innovatrice. Une nouvelle pyramide part de cette idée pour construire le concept ‘A‘ et se décline dans le temps:
Figure 2a::X
b::XX
c::XXXX
d::XXXXXXXX
e::XXXXXXXXXXXXXXXX
f::XXXXXXXXXXXXXXXX0XXXXXXXXXXXXXXX
g::A
h::AA
i::AAAA
j::AAAAAAAA
k::AAAAAAAAAAAAAAAA
l::AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA
Le temps ‘l’ représente toutes les idées du produit à commercialiser.
Jusqu’ici pas de problème (je crois que c’est la raison pourquoi on paye les employés).
À priori seule l’idée innovatrice 0 a été exploitée par l’employeur pour créer le produit issu des réflexions A et les droits de propriétés intellectuelle lui revient (Article 1).
Supposons maintenant que je quitte l’entreprise au temps ‘f’ et part développer une idée b (dernière idée du temps ‘f’)
Figure 3
a::X
b::XX
c::XXXX
d::XXXXXXXX
e::XXXXXXXXXXXXXXXX
f::XXXXXXXXXXXXXXXX0XXXXXXXXXXXXXXb
L’article 1 stipule aussi que si je peux prouver que l’entreprise n’en fait rien, je peux l’utiliser.
Mais l’entreprise peut remonter la chaîne causale des idées et revendiquer le passé de 0.
Figure 4
a::0
b::X0
c::XX0X
d::XXXX0XXX
e::XXXXXXXX0XXXXXXX
f::XXXXXXXXXXXXXXXX0XXXXXXXXXXXXXXb
La chaîne causale fait partie de l’innovation même si elle ne sont que des essais-erreurs ou des idées partielles. La compagnie a les preuves enregistrées qu’elle exploite ces idées (chaînes en bleu). Mais cette chaîne concerne présupposément aussi l’historique de mon idée b:.
Figure 5
a::b
b::Xb
c::XXXb
d::XXXXXXXb
e::XXXXXXXXXXXXXXXb
f::XXXXXXXXXXXXXXXX0XXXXXXXXXXXXXXb
Le conflit devient inévitable si on superpose les deux historiques.
Figure 4a::X
b::XX
c::XX0b
d::XXXX0XXb
e::XXXXXXXX0XXXXXXb
f::XXXXXXXXXXXXXXXX0XXXXXXXXXXXXXXbAu temps b et a, nos racines d’idées sont en conflit (rouge), et au temps c, la proximité peut être suffisamment troublante pour être appellé zone grise.
Une idée ne flotte jamais seule, des bouts viennent de partout et il est rare qu’on ne puisse pas trouver une origine quelque part. À ce jeux, il est clair qu’une entreprise est en mesure d’écraser un individu sur son chemin. L’employé ne peut pas gagner.
- En Amérique, terre des brevets sur tout, où Bezos a breuveté le one-click tm, cette logique s’applique déjà. J’ai travaillé dans une petite compagnie innovatrice qui a eu une idée qui ressemble au b et il y avait une compagnie américaine qui possèdait un brevet sur A. Sa chaine causale et la nôtre se croisait. Devinez qui a gagné.
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